Jeanne
C'était l'été de mes quatorze ans. Comme chaque année je passais les vacances chez ma grand-mère... c'était l'été de mes quatorze ans, premiers émois, premières envies, premiers désirs... la première fois aussi où je me retrouvais à ne pas gambader un peu partout, à sauter au dessus des barrières. Je me retrouvais assise dans le fauteuil rouge de mon grand-père celui qu'il aimait tant, celui qu'il avait tant aimé. Jambes repliées sous le menton entourés de mes bras je pensais... Je ne remarquais son regard inquiet, jusqu'à ce que n'y tenant plus par ce soudain changement son essuie à la main entre la cuisine et la buanderie elle s'arrêta
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tu t'ennuies?
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Non..
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tu préfèrerais ne pas venir cette année
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Noooon!
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Quelque chose ne va pas?
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Non, tout va bien
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...
Ce n'est pas mots à mots la conversation que nous avons eue mais l'essence en est là. Me rendant compte que malgré moi je l'avais inquiétée je me forçais quelque peu à reprendre mes activités « habituelles », et chassez le naturel il revient au galop j'eus tôt fait de ressauter par dessus le grillage pour gambader dans la campagne entre les coquelicots et les champs de blés, même et surtout si c'était pour aller rêvasser plus loin.
Cet été là ma grand mère me surpris. Elle si indépendante me demanda de l'aide. Moi je ne demandais pas mieux, j'eus plaisir à l'entretien des sols, des vitres. Mais plus étonnant un soir elle me demanda de l'aider à laver son dos. Elle m'amena ainsi habilement à l'entretien qu'elle souhaitait avoir avec moi. Celui provoqué par les changements qui s'opérait en moi, elle me parla de l'être, du paraître. Je la revois assise sur la chaise entre le feu et la table de cuisine. Elle se déshabilla tandis que je saisissais le gant de toilette, le plongeait dans l'eau délicieusement chaude et frottait le savon jusqu'à ce qu'il mousse. Ses bras étaient serrés contre son corps. Je commençais à laver son dos tout en conversant. Elle m'amena exactement là ou elle le souhaitait, au fil de la conversation je découvris que ma grand-mère suite à un cancer avait subi l'ablation d'un sein. Une cicatrice incroyable traversait son buste.
Nous avons parlé longtemps, de son premier enfant mort bébé, de son cancer, de la naissance de mon père, de la féminité, de l'amour, de son frère, de sa jeunesse... jusqu'à ce qu'elle me dise qu'il était temps qu'elle se rhabille avant de mourir de froid.
Cet été fut le dernier. Nous avions envisagé toutes les deux que je vienne vivre chez elle. Son état de santé déclinait et moi j'aurais tant voulu vivre chaque instant de ma vie avec elle. Nous tirions des plans sur la comète, elle me parlait de Don Bosco, des études qu'y avait poursuivies mon père, nous parlions de mes futures études, nous nous organisions...
L'explication fut « orageuse » ma mère refusa de me laisser partir...
Le 16 septembre 1976 elle est décédée après être restée à genoux pendant trois jours sur le carrelage froid accrochée à un pied de la table sans avoir la force de se relever. Trois jours à ne pas pouvoir attraper les médicaments qui étaient tombés et qu'elle ne pouvait plus rattraper. Pourtant certains s'étaient engagés la sachant malade à venir la voir si elle ne venait pas chez eux de la journée, mais... trois jours, trois jours sur un froid carrelage, seule, accrochée au pied d'une table...
Après son décès j'ai failli bousculer dans la pure folie. La nuit je rêvais d'elle, je « vivais » si intensément ces rêves qu'ils semblaient réels. Le jour la « réalité » revenait en boomerang : elle était décédée. Un moment je ne distinguais plus le faux du vrai.
Aujourd'hui plus de trente ans après l'amour qui me liait à elle est toujours aussi intense. Hier, en allant passer un examen médical j'eus le coeur broyé en gravissant le chemin. Je savais trop que juste derrière la courbe, il descend jusqu'à la morgue...
Je garde d'elle l'image d'une femme droite, fière, altière. Lors de nos promenades, mon bras passé sous le sien, mains enlacées, son pouce qui carressait toujours le mien. Il y avait tant d'amour et d'affection, de tendresse. Pour moi elle est plus qu'une grande dame, elle est celle qui m'a guidée avec autorité s'il le fallait mais toujours avec tant d'affection, celle auprès de qui depuis la plus tendre enfance je me précipitais sautant de ses genoux à ceux de mon grand père, les couvrants de baisers, nouant mes bras autour de leur cou. Chaque été, chaque noël, chaque vacances je dormais avec elle, Bernard mon frère dormait dans l'autre chambre avec notre grand père, elle s'étonnait toujours de mon sommeil agité, je grinçais des dents, donnait des coups de pieds, et pourtant elle ne m'a jamais réveillée...
C'était une grande Dame, c'était plus que cela, c'était ma grand mère, c'était Jeanne, c'était mon coeur, c'était mon âme.
Fabienne
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