Au diable le virtuel
Karine est mouillée. Quelle poisse cet orage juste en sortant de l'agence ! Elle y est allée pour rien, comme d'habitude. Que des postes de stagiaire pour une indemnité misérable. Espérons que le cocktail à la mairie pour la signature des grands travaux sera bien fourni au buffet, ça sera toujours un repas gratuit.
La boîte aux lettres est vide. Tant mieux, pas de courrier, pas de facture. Ah si, cette pub c'est une enveloppe qu'elle a failli jeter. Elle l'examine en prenant l'ascenseur, un petit sourire au coin des lèvres. Cette Tata Odile, toujours aussi originale !
Karine jette ses courses sur la table, cherche un couteau pour ouvrir la lettre avec précaution. Ce serait dommage d'abîmer le joli timbre.
« Bien chère Denise,
J'imagine ton air intrigué en reconnaissant mon écriture sur l'enveloppe. Le courrier manuscrit entre nous est devenu rare. Au fait, comment la trouves-tu cette enveloppe ? C'est une publicité découpée dans un magazine de luxe qui traînait dans une salle d'attente. J'aime bien ces magazines pour leurs grandes pages colorées avec peu de texte, sur papier légèrement rigide. J'arrache les feuillets pour confectionner mes enveloppes aux amis. Je n'aime pas trop celles de la poste avec leur bête cadre orange, elles me dépriment. J'aurais l'impression d'écrire au percepteur. Et franchement je ne te vois pas du tout en fonctionnaire du Trésor.
La poste, qu'elle se mêle de porter nos lettres et surtout qu'elle continue à émettre ses magnifiques timbres. J'arrive presque toujours à en trouver un aux couleurs en harmonie avec le motif du papier. Comme tu vois, je m'amuse bien. Je n'avais pas fait ça depuis la naissance de mon fils, pour l'envoi des faire-part dessinés de ma main.
Ma main, parlons-en. C'est à cause d'elle que je retourne au stylo et au papier. Exit le clavier qui n'obéit plus à mes doigts de plus en plus malhabiles. Tenir un stylo demande moins de mouvements. Enfin, pas au début. J'avais tellement perdu l'habitude que j'ai dû m'exercer sur plusieurs brouillons, avant de retrouver une écriture lisible.
Donc, au diable le virtuel. Et puis, courriels et SMS sont faits pour la brièveté. Tout ce qu'on y inscrit, même après avoir été effacé, restera stocké quelque part sous les montagnes Rocheuses, dans des machines programmées par des paranoïaques professionnels, compacté sous forme de mots-clés, dans la plus totale indifférence, même pour les générations post-petroleum. Mon courrier ne mérite sans doute pas une attention particulière. Mais au moins, un morceau de papier peut se garder. Et surprendre lorsqu'on le relit plus tard, dans un autre état d'esprit. On peut même le déchirer ou le brûler, pour faire disparaître définitivement les mots qui nous déplaisent. J'aime que mes correspondants aient cette liberté. Pour être honnête, je suis quand même un peu émue lorsque quelqu'un me montre une lettre conservée depuis longtemps. A ce moment-là, j'ai la vanité d'espérer que les miennes resteront précieuses pour quelqu'un, un jour, quelque part. »
T'inquiètes pas Tata, si les huissiers ne jettent pas tout à la benne en mon absence (j'en cauchemarde la nuit de ceux-là), je la garderai ta lettre. J'ai trop regretté de ne pas avoir gardé toutes celles de Maman.
Karine s'assoit pour continuer à lire.
« J'ai beau critiquer le virtuel, si tu m'envoyais un petit message de temps en temps, ça me ferait plaisir d'avoir de tes nouvelles. As-tu trouvé du travail ? J'ai pensé à toi l'autre soir lorsque la police est venue calmer quelques fêtards bruyants. C'est bizarre ces gens jeunes qui ne supportent pas que les autres s'amusent. Je me demande ce qu'ils auraient fait quand on dansait à tous les carrefours au 14 Juillet dans ma jeunesse. On n'a plus le droit de faire la bringue de nos jours. Et chez toi, comment ça se passe ? J'espère que tes voisins grincheux n'appellent pas trop souvent les flics le samedi soir quand tu invites des copains. »
Ah, elle se souvient de mes acariâtres de voisins. Il devrait y avoir plus de vieux compréhensifs.
C'est vrai que je ne donne jamais de nouvelles, pourtant ce n'est pas faute de penser à elle et elle n'habite pas si loin.
« Cette semaine, mes mains désobéissantes aidant, je n'ai pas eu le temps de faire grand-chose, hormis les enveloppes en papier glacé. J'avoue que ça m'amuse, et me rappelle lorsque ta mère et moi nous taillions des jupes et des capes à nos poupées dans les feuilles de cahiers, pendant les vacances. Comme si en détruisant toute trace d'école, on conjurait le sort pour que l'heure d'y retourner ne revienne jamais. Quel bel âge que celui où l'on croit les vacances éternelles ! »
Elle commence à regretter le bon vieux temps Tata, elle vieillit.
« Cette image de vacances éternelles fait place maintenant à la notion d'impermanence qui devrait rimer avec prévoyance. Ce que j'ai rarement pris au sérieux jusqu'à maintenant, je l'avoue. Il paraît qu'avec la vieillesse, vient aussi la sagesse. Tu vas sûrement rire en m'imaginant sage, ça ne cadre pas je le sais bien. Disons alors que j'ai envie d'être un peu prévoyante pour une fois.
J'ai décidé d'arrêter mon travail à la maison d'édition, je suis fatiguée à cause de mes yeux, et maintenant ma main. Ma retraite suffira bien maintenant que j'ai fini de payer la maison. Figure-toi qu'ils sont débordés et n'ont pas le temps de chercher quelqu'un pour me remplacer. Est-ce que ça te plairait de reprendre ce poste ? Si je te recommande, ils t'embaucheront. Ce n'est pas une occupation a temps complet mais je sais que tu aimes la littérature et le télétravail ne te ferait pas peur, vu que le web n'a pas de secret pour toi. Tu devrais y réfléchir rapidement si ça t'intéresse, avant qu'un gommeux pistonné ne se présente.
Karine n'en croit pas ses yeux. Ce n'est pas cet empoté de « Paul Emploi » qui lui ferait une pareille proposition. Youpi ! Bien sûr que ça m'intéresse, mais elle me surestime. Je ne sais pas si je serai à la hauteur. Tant pis, on verra bien.
« Pour les raisons que tu connais, j'ai cru ne jamais venir à bout de mon crédit immobilier et du crédit pour les travaux. Bref, ça y est, c'est bouclé depuis l'année dernière et ma foi, j'ai fini par l'aimer cette maison. Sans toi et ton sens du bricolage, j'y serais dans les courants d'air et l'humidité. Pour cela je te remercie vraiment d'y avoir consacré tes congés il y a trois ans.
Alors j'ai pensé que tu aimerais l'avoir quand je n'en aurai plus besoin. Là, je ne te demande pas ton avis. J'ai consulté le notaire qui a enregistré la donation à ton nom. Tu vois, je deviens prévoyante.
Entre nous, si tu préfères partir aux antipodes, vends-la sans remords après mon décès. Ce qui compte, c'est qu'elle te serve à quelque chose, que ce soit pour y habiter ou pour avoir un peu d'argent. D'ailleurs, si tu veux, je pense que tu pourrais économiser le montant du loyer en venant habiter ici. Il y a largement la place pour nous deux et tu sais qu'il y a une entrée indépendante. »
Karine s'interrompt les yeux embrumés. Mais c'est pas vrai, elle pense à mourir ou quoi ? Et moi qui ne prends jamais de ses nouvelles. Si ça se trouve elle est malade. En se mouchant, Karine, termine sa lecture.
« La minette est bien au chaud dans sa corbeille et moi, quand je ne m'applique pas à écrire, je lis un bon bouquin en sirotant un café, en espérant ne pas clapoter avant la dernière page. Je n'aimerais pas mourir avant de savoir qui est l'assassin. Je ne dis pas ça pour t'apitoyer, d'ailleurs, il n'y aurait pas de quoi, c'est dans l'ordre des choses et je sais que le jour baisse pour moi.
Viens me voir si tu peux, il y a longtemps que tu ne m'as pas raconté tes sorties en boîte et des trucs de jeunes qui me font rire.
Je t'embrasse ma petite Denise. Je sais que tu n'aimes pas ton prénom qui « fait vieux » mais moi je l'aime bien ton prénom, il me rappelle ta mère, et même si tu t'appelais Karine, comme sur ton blog, je t'aimerais quand même. Je t'embrasse ma belle, à bientôt j'espère, ne serait-ce que pour me dire si le job t'intéresse. »
Denise-Karine pose la lettre sur la table, prend son téléphone et compose le numéro de Tata Odile, en contemplant rêveusement l'enveloppe colorée. Elle oublie Paul Emploi et les huissiers qui deviennent tout petits dans son esprit pour faire place à l'image d'une petite maison de banlieue habitée par une vieille dame et un chat.
Bab