La locomotive.
L'un après l'autre ils disparaissaient, en file indienne.
Autant qui pointaient leur nez blanc.
Lourds et monotones. Je soupirai et me détournai.
Je m'en souviens à présent - Que se serait-il passé si j'avais embarqué - où me serais-je arrêtée? Me serais-je arrêtée?
Bien qu'ailleurs, l'eau froide et les côtes à l'allure lunaire, elles coupent la chaleur sourde qui émane du fer. Ici, dans la gare du Centre du Monde, une ombre de plus en plus petite accompagne d'un mouvement imperceptible les départs des trains. Vers la gauche - vers la droite - Vers le Nord, vers l'Espagne - Vers la mer - vers les terres.
Pourtant cette ombre était si grande il y a de ça -
Croisant l'ombre géométrique des wagons, elle se faisait emmener gratis un bout de chemin -
Elle atteignait presque la garrigue que le soleil là-haut franchissant les brumes laiteuses ramenait illico l'ombre au bout du quai. Penaude, celle-ci refluait vers moi, qui d'un sourire compatissant lui promettais que bientôt notre tour viendrait.
Et là, de lui montrer les panneaux d'affichage, les heures et les directions, lui expliquant qu'on ne pouvait pas prendre n'importe quel train sous prétexte qu'il y avait une locomotive pour l'entraîner - et qu'il y avait locomotive et locomotive.
J'essayai de me montrer la plus convaincante -
Mais mon ombre se voyait fondre sous mes pieds et le ciment qui fumait, signe qu'elle ne me croyait pas.
Accablés, les trains ralentissaient. Tremblant sous l'effort d'une machinerie qui cuisait.
Et il y avait toutes ces fois où j'avais cru sauter dans un train pour aller quelque part et je n'étais allée nulle part. De ce jour où je réalisai l'énorme subterfuge dans lequel j'étais, je compris de facto tout le poids des responsabilités qui pèsent sur la locomotive.
J'avais remonté un à un tous les wagons, faisant fi des classes et des pauses déjeuner qui lors d'une expédition peuvent détourner le meilleur d'entre nous du droit chemin, et parvins à la fin des fins. Tête nue, et plus fière que n'importe quelle reine, la locomotive était concentrée sur le chemin à parcourir, prêtant nulle attention aux wagons tapageurs ou à l'irascibilité des voyageurs. Dès cet instant, j'avais conçu un indicible respect pour la locomotive, lui faisant la fervente promesse de la consulter avant tout départ.
L'ennui, c'est que la locomotive n'est pas bavarde.
En proie à une impossible décision, je comprenais pourquoi mon ombre avait pris sur son dos de partir en éclaireuse afin de percer sans doute les secrets de la loco.
Aussitôt je m'excuse de l'avoir traitée de manière frivole. Je sais qu'elle ne me répondra que lorsque le soleil faiblissant dissimulera la rougeur de ses joues.
C'est une ombre très émotive.
Ici, bien que le goudron conserve assez longtemps une température élevée, l'air fraîchit.
A cette heure, on revient du travail.
Le train fait office de RER.
Mais d'une autre manière, ça peut être aussi le train pour rentrer chez soi.
Je prends la route du val à l'heure où les vallons se confondent et se préparent, entrelacés, au sommeil. Je perçois un son flûté - mon ombre est d'accord. Je dis bonjour à la loco - Mon ombre s'échappe et se perche sur le nez de la locomotive. C'est la locomotive du retour. Elle n'est pas austère. Elle a un petit air de bienveillance. Les deux se mettent à siffler de concert.
A l'intérieur, les voyageurs ont l'air de se poser quelques questions - Je me fais toute petite. Mais c'est le train du retour - là où toutes choses un peu étranges peuvent se produire.
Je ne me souviens d'aucun autre départ.
Je sais qu'ils avaient la forme d'un départ mais qu'ils n'en étaient pas.
Lillabeth
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