Dame Dahlia
Dame Dahlia depuis quelques jours s’agitait dans son petit jardin fleuri. La voisine, toujours le nez à sa fenêtre s’inquiétait de la voir ainsi marmonner, aller et venir de la maison à l’allée, de l’allée au muret, du muret au portail. Le tablier en goguette, le chignon mal tenu et les cisailles toujours à la main.
- Que se passe-t-il chez Dahlia ? demanda la voisine à son mari impassible.
La voisine savait bien que son mari ne répondrait pas, elle se parlait tout haut depuis cet accident idiot, l’imbécile avait traversé la rue pour sauver leur chat, la voiture avait fait voler le corps de Fernand. Depuis, il ne parlait plus, mangeait peu, et se contentait des heures entières à caresser Minou. Heureusement il marchait encore, il avait retrouvé quelque autonomie avec un déambulateur acheté à la pharmacie du coin, pas bon marché du tout. Avec leur petite retraite et depuis l’accident, il fallait faire attention à tout.
Dans le village, chaque vieux avait un nom de fleur. Cela depuis longtemps, lorsqu’on avait décidé de fleurir partout. Ce sont les vieux qui s’y sont mis, évidemment, les jeunes ne connaissaient plus rien aux soins botaniques, et puis les jeunes se faisaient rares dans le bourg, ils préféraient la ville. Alors on avait baptisé l’un Sieur Géranium, l’autre Dame Muguet, un tel Sieur Rose, une telle Dame Pétunia, et ainsi tout le monde s’était bien amusé. Les fleurs continuaient leur bonhomme de germination, et les surnoms étaient restés accrochés à chacun et cela jusqu’aux tombes qu’on fleurissait comme on avait nommé les défunts. Si on mourait en hiver, il fallait attendre pour apporter son bouquet, elle espérait que sa mort ne surviendrait qu’au printemps, au moment des jonquilles. Ce serait parfait.
Ce matin, elle en aurait le cœur net. Elle ne s’était jamais trop entendu avec Dahlia, des histoires de chats ou de chiens, de petits enfants bruyants, de la branche d’un pommier qui faisait de l’ombre aux massifs, mais elles ne se disputaient pas. Dame Dahlia n’était pas du genre à histoires, quand Jonquille se plaignait, elle ne soupirait même pas.
- Oui, je comprends bien, disait-elle, je vais essayer de régler ça.
Car c’était le plus souvent Dame Jonquille qui avait des soucis avec le bruit, les animaux ou l’ombre du pommier. C’était pour cette raison qu’elle ne comprenait rien à cette agitation dans le petit jardin.
Elle s’approcha du muret qui séparait leur maison mitoyenne. Dame Dahlia courbée sur un rosier marmonnait toujours, une litanie que Jonquille tentait de saisir, mais elle n’en captait que des sons incohérents. Dahlia aurait-elle perdu les pédales ? Il en est tant de voisins, de villageois qui s’éteignaient sans plus savoir qui ils étaient. Elle avait de la chance, elle avait toujours eu beaucoup de mémoire. Ce fut là qu’elle vit le premier indice.
Aucun dahlia ne fleurissait, on était pourtant en pleine saison. Etait-ce possible qu’elle ait arraché ses précieuses plantes ? Elle l’appela, mais Dahlia ne répondit pas, très absorbée par son travail d’élagage, quand elle l’appela à nouveau, elle eut un geste d’agacement. Jonquille n’insista pas, elle se retira, un peu dépitée. Son allée était propre, pas une mauvais herbe ne dépassait, elle réalisa soudain que chez Dame Dahlia ce n’était plus le cas. Autre indice de sénilité sans doute, ou de grande fatigue, pourtant comme elle travaillait ! Mais non ! Elle ne travaillait pas dans le bon sens ! Jonquille venait de réaliser qu’elle était en train de ravager le jardin ; ne venait-elle pas de l’apercevoir tailler les rosiers, en cette saison ! Quelque chose clochait, c’était sûr ! Après tout, pourquoi s’inquiétait-elle, ce n’était pas son problème. Ainsi retourna-t-elle à sa fenêtre broder des pochettes pour dragées, on mariait sa petite fille dans deux mois. Elle brodait des jonquilles, bien sûr, en attendant son fils. Tantôt il viendrait la chercher, on irait faire quelques emplettes pour les noces, une nouvelle robe, pas trop chère et une chemise pour le père.
Le lendemain matin, ouvrant grand son volet, Jonquille resta longtemps à la fenêtre, ahurie. Le jardin de Dahlia était jonché de pétales de fleurs, c’était un enchantement de couleurs, et avec les premiers rayons de soleil qui glissaient sur eux, elle se serait cru un instant dans un conte de lutins bleus, verts, roses, jaunes, d’or et d’argent. Un autre monde, elle se sentit soudain comme une enfant. Elle ne put s’empêcher d’aller trouver Fernand, lui expliquer, puis renoncer et pousser sa chaise roulante jusqu’à la fenêtre. Un « oh ! » d’ébahissement s’échappa de ses lèvres.
- Mais tu parles !
Il ne répondit pas, les yeux fixés sur le jardin en pétales.
Ils restèrent tous les deux, un long moment à s’émerveiller, dans un silence quasi religieux. Quelqu’un vint rompre l’harmonie. On sonnait au portail de Dame Dahlia. Personne ne répondit, elle s’aperçut que les volets étaient restés clos. Serait-elle partie ?
Le monsieur au portail insistait. Jonquille ne put s’empêcher de lui dire qu’il voyait bien qu’il n’y avait personne. Dame Dahlia ne fermait jamais ses volets sauf quand elle prenait des vacances.
- C’est impossible ! J’ai rendez-vous.
Jonquille descendit, rejoignit le monsieur, et poussa le portillon. Elle marchait prudemment dans l’allée pleine de fleurs séchées, parce que les fleurs avaient toutes été séchées, ça lui faisait presque froid dans le dos, comme une trace de malheur. Dame Dahlia détestait qu’on sèche les fleurs, elle disait toujours que c’était de la mort qu’on entretenait, et elle détestait tout autant les couper, elles étaient si bien dans le jardin. Elle dit au monsieur de faire attention, qu’il ne froisse pas les fleurs, qu’il les pousse du pied comme elle s’appliquait à le faire. Elle frappa à la porte. Personne ne répondit. Elle tourna le loquet, la porte n’était pas fermée à clef. Jonquille se tourna vers le monsieur et lui demanda la raison de sa présence, parce que tout ça ne lui disait rien qui vaille et qu’elle préfèrerait appeler la police.
- Doucement Madame, je ne suis que son agent immobilier. Je ne suis pas un gangster. La maison est vendue, je viens seulement m’assurer que tout est déménagé comme il se doit, faire un état des lieux du bien.
Jonquille en resta figée d’incompréhension. Mais alors où était Dame Dahlia ? Et qui seraient ses nouveaux voisins ? Mais enfin ! Si elle avait déménagée, elle aurait aperçu les déménageurs !
- Ils étaient prévus hier après-midi, j’espère que la maison est bien vide. Vous permettez ?
Il poussa la porte. En effet, plus aucune trace de meubles, d’objets, de lustres et même de rideaux. Le monsieur eut un soupir de soulagement, tout était propre. On pouvait signer comme prévu dans l’après-midi.
- Et Dame Dahlia sera présente chez le notaire ? Elle est partie comme ça, sans dire au revoir !
- Sa fille la représente. Je crois qu’elle ne va pas trop bien votre Dame Dahlia comme vous l’appelez. Il paraît que depuis la mort de son chien, elle déraille… d’ailleurs, il suffit de regarder le jardin ! Quel joli bordel !
- Comment ça bordel ? C’est magnifique ! C’est parce que vous ne savez pas regarder ! Combien de patience il lui a fallu pour faire ce travail ! Venez voir de ma fenêtre ! Allez venez ! Insista-t-elle, devant l’incrédulité du monsieur.
Il finit par la suivre, monta à l’étage où Fernand était resté à admirer le jardin de pétales. Le monsieur en laissa tomber son attaché case. Après quelques instants de franche admiration, avec son petit appareil photo il prit une bonne douzaine de clichés.
- Incroyable ! Superbe ! Je n’avais jamais vu ça !
- Et encore, dit Jonquille, le soleil est plus haut, si vous aviez vu tout à l’heure, elle savait combien il brillerait son jardin… pour la dernière fois.
Polly