L’abonnée.
Elle tape sur l’appareil. Elle s’énerve. Le vieux monsieur qui passe sourit. Cette jeune femme de la ville n’a pas l’habitude qu’on lui résiste, marmonne-t-il.
La jeune femme sort un peu crispée, désorientée. Il ne peut s’empêcher de lui annoncer que la cabine ne fonctionne plus depuis une dizaine d’années au moins.
- Comment on fait pour appeler ? Mon portable ne passe pas ici.
- Peut-être au bistrot du Popaul, en bas du village. Dites-lui que vous venez de la part de l’Emile.
Elle remercie, soudain soulagée. En chemin, elle croise une dame d’un âge certain, toute grise, toute fripée, enveloppée dans un grand châle brun. Elle la voit se diriger vers la cabine, elle se retourne et la suit du regard. Peut-être faut-il la prévenir. Mais la dame n’entre pas, elle attend à côté, bien droite, le regard sûr, elle passe sa main dans les cheveux pour remettre en place une mèche rebelle.
La jeune femme observe à quelques pas, elle hésite, un pas d’un côté, un pas de l’autre, rejoindre le café ou satisfaire sa curiosité. Elle s’éloigne soudain, l’immobilité de cette dame sans doute, l’indifférence qu’elle manifeste à tout ce qui l’entoure.
Près de la porte de la cabine, la dame grise regarde sa montre. Elle attend. Quelques minutes plus tard, elle lève à nouveau son poignet, puis pousse la porte et se fige face à l’appareil.
Soudain, son visage se détend, un sourire la transforme tout entière.
Plus rien de gris sur elle, elle décroche et parle longuement, ses yeux pétillent, le corps tout entier absorbé par les couleurs d’une présence qu’on imagine au bout du fil.
Un peu plus tard, la jeune femme revenant vers la cabine surprend des bribes de conversation. Elle s’étonne du babillage animé de la dame devenue si vivante, si joyeuse.
Le vieux monsieur la croise à nouveau, la promenade est terminée. Elle l’apostrophe.
- Vous m’aviez dit que le téléphone ne fonctionnait plus depuis dix ans !
- En effet. Mais c’est l’heure de la Louise. Il marche tous les vendredis à 18h10 pour elle. Seulement pour elle.
- C’est absurde ! dit-elle, interloquée.
- Peut-être… pour vous.
- Ou peut-être fonctionne-t-il lorsqu’on appelle le numéro de cabine… c’est bizarre quand même, il n’y avait aucune tonalité… remarquez ce n’est pas étonnant, tout le monde a le téléphone aujourd’hui, personne n’entretient plus ces cabines !
- Oh ! Non pas tout le monde ! Moi, je ne l’ai pas, ni Louise.
Louise sort, très gaie, elle salue Emile d’un large sourire satisfait.
- Comment va-t-il ? demande Emile
- Très bien, très bien. Il paraît qu’il a une copine… là-bas.
Louise s’éloigne, toute réjouie. La jeune femme entre à nouveau dans la cabine, tente un appel, mais n’obtient que silence. Dépitée, elle ressort, Emile se retient de rire. Elle le regarde agacée.
- Vous vous moquez de moi !
- Il ne fonctionne que pour Louise, moi non plus je n’arrive pas à l’utiliser. Seulement Louise qui, chaque vendredi de la semaine, attend son coup de fil. C’est son fils qui appelle…. Son fils mort, il y a dix ans, pendant la première guerre du golfe.
- Oui, je vois, vous vous moquez méchamment ! Quel tissu d’âneries !
- Pensez ce que vous voulez. Mais quand le gamin est parti, il l’appelait de là-bas, les vendredis, c’était leur rendez-vous. Depuis, elle n’a jamais cessé de venir. Et il sonne, il sonne vraiment. Vous pensez bien qu’on est venu, tout le village est venu. Tout le village peut vous le dire. Il sonne, les vendredis à 18h10... Bonne soirée Mademoiselle.
Polly
Les cris conjurés.