Mon copain Rudy
« Paris s’enfonce sous l’ botte des Fridolins », c’est ça qu’ papa i nous avait dit c’ soir tout froid d’ décembre 1942, où qu’on tremblait comm’ des feuilles. On était tous les trois avec m’man, tout contr’ la ch’minée et on d’vait tout l’ temps rajouter du bois qu’on avait glané dans l’ bois d’ Chaville. Moi, j’ crois ben qu’ j’avais sept ans – l’âge de raison - que p’pa y m’ répétait tout l’ temps. Mais j’crois qu’ j’avais pas beaucoup d’ raison, parc’ que c’te phrase, elle m’ rev’nait dans la tête comme quand l’ toupie elle tourne tout l’ temps et qu’on voudrait ben qu’elle s’arrête à la fin. C’est qu’elle m’empêchait d’ dormir, c’ te vilaine phrase, et j’ f’sais d’ méchants rêves, où que j’me réveillais en criant. J’ voyais ma tête tout’ écrabouillée par d’ grosses bottes ; c’était comm’ si qu’ y avait des soldats d’ plomb qui marchaient sur ma tête et que j’ m’enfonçais dans l’ mare à purin d’ Mémé.
J’ crois qu’on n’était pas ben loin d’ Noël. A Paris, on n’avait pas l’ droit d’ se prom’ner l’ soir et les rues, ben elles étaient toutes noires. M’man, elle f’sait la queues dans les boutiques du quartier : « J’ voudrais ben qu’on fasse un gueuleton pour Noël » qu’elle disait. Mais c’ qu’on mangeait, c’tait toujours des rutabagas et des topinambours et d’ la soupe de lait et c’ qu’on buvait, c’tait du café d’orge, qui m’ laissait un sale goût dans ma bouche. J’ m’ souviens qu’elle avait toujours l’air triste, « comme un jour sans pain » qui disait p’pa. Alors moi, j’ mettais ma tête dans son tablier qu’avait des gros carreaux bleus pis blancs, et elle m’ caressait mes cheveux mais moi j’ voyais ben qu’ m’man elle pensait à aut’ chose. Toujours bougon, P’pa, i’ rentrait l’ soir d’ son atelier de menuiserie, çui qu’est rue de la Boule blanche. I’ posait son rabot et son ciseau à bois sur l’ toile cirée d’ la cuisine. I’ gueulait contre les verts-de-gris, les doryphores et les Chleuhs. Et quand j’ lui d’mandais c’ que ça voulait dire, et ben i’ m’ répondait jamais.
J’ m’ rappelle qu’à la radio, y avait une chanteuse, j’ m’ rappelle qu’elle chantait : « Je suis seule ce soir avec ma peine… » et c’ refrain, i’ m’ réveillait la nuit et moi ben j’ pouvais pus dormir. Moi, qu’est-ce que j’avais peur d’ me retrouver tout seul dans ma p’tite chambre ! J’y voyais rin de rin, sauf un peu d’ lumière en-d’ssous d’ la porte qui v’nait d’ la cuisine. C’était comm’ si qu’on m’étouffait avec un oreiller. J’ crois qu’ c’était à cause du tissu tout bleu qu’ m’man elle pendait tous les soirs d’vant ma f’nêtre. « C’t à cause des bombardements », qu’elle disait. Et moi, j’ me rappelais toujours la nuit où qu’ les sirènes elles avaient gueulé et qu’ j’avais dû descendre avec m’man et p’pa dans la cave avec tous les gens d’ l’immeuble. Avant d’ rentrer dans mon lit, ben, j’ mettais à genoux sur le p’tit tapis qu’on avait ach’té à La Samaritaine. Su’ l’ mur, m’man, elle avait épinglé une image de Marie, la m’man du P’tit Jésus, avec des roses et pis ses mains qui s’ouvrent : « Sainte Vierge, », que j’y disais tout bas, « pourvu qu’y ait pas d’avions c’te nuit ! »
Faut que j’ vous dise tout, c’est pas ça qui m’empêchait d’ dormir, non, c’est pas ça. Au mois d’ juillet, c’était tôt l’ matin, y avait eu tout un ram-dam dans l’immeuble, des cris, des gens qui gueulaient, des cavalcades et pis des claquements d’ galoches. Avec m’man et p’pa on était sorti en pyjama dans l’ couloir, y avait plein d’ gens qui dégringolaient l’escalier et pis qui s’ bousculaient. Y avait des mecs avec des galurins tout noirs, sapés comme des milords, avec des manteaux d’cuir et pis y avait des poulets avec des capes comme celle d’ Superman, sauf qu’ celle d’ Superman, ben elle est toute rouge. C’ qui m’a fait drôle, c’est qu’ dans tout c’ bazar, y avait mon copain Rudy, ç’ui qui m’ file des billes à la récré et qu’ en a toujours une ben bonne à raconter. J’ai même pas eu l’ temps d’ lui dire que’que chose, j’ai vu seul’ment qui m’ faisait un signe avec sa main, pis j’ai entendu les bus qui roulaient dans la rue, pis plus rin.
P’pa et m’man, y bougeaient pus, i’ z’étaient comme’ la statue toute verte du square d’en face. J’y ai d’mandé : « Où c’est qui va, Rudy ? » Et p’pa i m’a dit : « T’en fais pas, i va r’venir, c’est pour qu’i vérifient leur identité. » Moi, j’ai pas compris, pa’ce que Rudy, on sait bien qui c’est, c’est l’ fils de Moshe, l’ tailleur du quatrième, c’ui qui vient d’ Pologne, et qui sait si bien rap’tasser les vieux habits, même que m’man, elle lui dit toujours : « Monsieur Moshe, c’est ben vrai qu’ vous avez d’ l’or dans vos doigts ! » Alors, voilà, moi, j’pense toujours à lui, la nuit, quand c’est qu’ j’arrive pas à pioncer.
Pour c’te Noël, p’pa, y m’a fait un sapin avec un manche à balai et pis des branches d’ sapin qu’il a coupées avec sa grande scie dans l’ square d’en face. M’man, elle a fait une p’tite crèche dans une boîte à godasses et pis elle a mis d’ssus une étoile, même que j’y ai dit qu’ c’est comme l’étoile qu’ la mère d’ Rudy, elle a cousu sur sa pèlerine. P’pa, i m’a donné un p’tit Pinocchio en bois, même qu’ c’est lui qui l’a fait dans son atelier. I m’a dit qu’ comme ça, p’t-être que j’y dirais pus d’ mensonges. Mais moi, j’ crois plutôt qu’ c’est p’pa qui dit des menteries, pa’ce que Rudy, ben, il est jamais r’venu et moi, ben, j’ l’attends toujours et c’est pour ça que j’ dors pus.
Catheau
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