Des voyageurs imprudents
Soudain la nuit occupa tout l’espace. L’orage avait gommé le crépuscule. Les nuages masquaient la lueur de la lune qui nous accompagnait quelques minutes plus tôt de sa belle tête sereine et bienveillante. Parfois, elle tentait une percée, éclairant faiblement le chemin et l’on pouvait apercevoir alors la masse échevelée des nuages qui s’engouffrait dans cette bouche hideuse qui trouait les ténèbres. On eut dit une meute de dragons, une armée de démons se bataillant les uns contre les autres avant d’être emportés par de fantastiques tourbillons orageux. Il me revint alors à la mémoire ces histoires de meneurs de nuées que me contait ma vieille nourrice et dont elle savait se garder en jetant dans le foyer des fragments de bûche de Noël pieusement conservés.
Au loin, quelques éclairs déchiraient la masse obscure des forêts où de grands arbres fous balançaient leurs branchages, les choquant avec fureur dans une danse macabre. Une pluie torrentielle se jetait par paquets contre tout ce qui entravait sa route
Quelle folie que ce voyage ! Pourtant, quand nous étions partis, rien ne semblait présager une telle tourmente ! La nuit était si belle, si douce et cette randonnée nocturne nous réjouissait tant.
A minuit, comme par magie, l’orage cessa. Le ciel s’ouvrit d’un coup et autour de la lune narquoise, quelques étoiles scintillèrent. Ceux qui ne dormaient pas tirèrent de leur sommeil les passagers endormis pour les faire profiter du spectacle. Le vent s’était levé achevant de balayer le ciel et les étoiles par milliers semblaient s’être amassées au-dessus de la route. Un grand soupir de soulagement parcourut la voiture. Chacun allait pouvoir poursuivre le voyage à son aise.
C’est alors que nous vîmes l’étang tel que nous l’avait décrit l’aubergiste la veille, tandis que nous dînions près de la cheminée. Surgi de nulle part, il s’était posé sur notre droite dans une courbe singulière, de sorte qu’il semblait vouloir nous interdire le passage, tandis que le côté opposé était occupé par un taillis de ronces noirâtres d’où émergeaient quelques arbres aux silhouettes décharnées parcourues de remous terrifiants. Sur les eaux mortes de l’étang flottaient quelques îlots verdâtres. Sans doute des feuilles de nénuphars d’où surgissaient des fleurs griffues comme des mains coupées.
Mon cœur fut pris dans l’étau de ces mains, l’emprisonnant tragiquement dans leurs grandes tenailles et je sentis de terribles frissons d’angoisse engourdir tout mon être mais aussi celui des autres voyageurs. Nous nous regardions, les yeux pleins d’incrédulité, le visage blême, sans pouvoir dire un seul mot, tétanisés par une peur incontrôlable. Etions-nous sous l’emprise d’une hallucination collective ou bien ce conte à dormir debout auquel personne n’avait cru était-il en train de devenir réalité ? Et quelle était donc l’âme ou les âmes que les harpies décrites par l’aubergiste étaient venue ravir ? Qui parmi nous avait donc tant de noirceur cachée qu’il méritait l’enfer ? Allaient-elles surgir de cet étang fantôme pour accomplir leur funeste forfait ? Allions-nous laisser faire ? De toute façon, il n’était plus temps de mener un examen de conscience. Il fallait réagir au plus vite, ne pas se laisser gagner par le doute ou l’épouvante, se préparer à affronter le reste car si l’aubergiste avait dit vrai, le pire était encore à venir.
J’essayais de me défaire de ma torpeur, de rassembler mes esprits, de me souvenir du déroulement de l’histoire et des conseils de l’aubergiste : ne pas céder à l’appel de leur chant, ne pas sortir de la berline, tirer les rideaux, se boucher les oreilles, calfeutrer le moindre interstice, se bander les yeux, résister de toutes ses forces à la tentation de les voir, de les entendre ! Je me précipitai sur mon bagage exhortant mes compagnons à se prémunir de la même façon. Ce fut alors dans la voiture un terrible remue-ménage. Nous crevâmes les coussins pour en tirer la laine dont nous emplîmes nos oreilles. Puis nous bouchâmes tous les interstices visibles. Nous nous couvrîmes la tête, accumulant dans le désordre des foulards, des bonnets, des chapeaux, des couvertures. Certains sortirent des armes, d’autres se donnèrent la main ou le bras et puis nous attendîmes serrés les uns contre les autres comme de pauvres oisillons. Plongés dans cette marmite infernale, nous n’avions rien d’autre pour nous sentir vivants que les cahots de la route et la chaleur qui émanait de la proximité de nos corps.
Soudain, la voiture vibra. Elle sembla tout à coup soulevée dans les airs puis emportée dans un train d’enfer par les quatre cavaliers de l’apocalypse sur un chemin empli d’ornières. Dans le même temps, des ondes mauvaises s’insinuèrent dans l’habitacle. Elles étaient là.
Nous ne les voyions pas mais nous pouvions imaginer leurs ailes gigantesques frôler sans fin notre refuge à la recherche d’une faille. Nous ne les voyions pas, mais nous devinions leurs gros yeux de rapaces nocturnes essayant vainement de rencontrer les nôtres, leurs bouches édentées susurrant leurs petits chants d’amour et de mort pour briser nos résistances. Nous percevions aussi leurs griffes acérées labourant nos bagages juste au-dessus de nos têtes. Nous ne les voyions pas mais tout notre corps vibrait, se hérissait, se recroquevillait, se distendait, s’abrasait dans l’attente de quelque chose de tellement affreux que le moindre repli de notre peau, nos os, nos ongles, nos cheveux, nos dents étaient habités d’un millier de serpents tandis qu’une odeur pestilentielle se répandait dans l’habitacle.
Combien de temps restâmes-nous ainsi, incapable de bouger, emprisonnés dans cette carapace d’épouvante ? Je ne puis l’estimer pas plus que je ne puis dire de quelle façon cela cessa. Nous perçûmes tous en même temps que les monstres avaient perdu la bataille et que pour cette fois nous avions pu sauver notre âme. La berline avait repris une allure normale et les cahots étaient devenus imperceptibles, un peu comme si elle glissait sur une épaisse couche de neige. Sans dire un mot et sans nous concerter, nous commençâmes à ôter une à une les différentes couches qui enserraient nos têtes. Nous nous épluchions avec lenteur, découvrant nos cheveux hirsutes, nos regards effarés, paraissant ne pas nous reconnaître, surpris d’être tous encore en vie. Nous nous frottions les mains, palpions nos bras, agitions nos jambes, essuyions nos visages couverts de sécrétions diverses.
Puis nous ouvrîmes les rideaux. La lune nous observait avec un air moqueur et devant nous le chemin filait droit entre des champs émaillés de flaques d’où filtraient des reflets métalliques. Le jour n’était pas loin et quelques lueurs roses dansaient sur les collines. Petit à petit nous reprîmes nos esprits quand une même pensée nous traversa soudain : le cocher !!! Avait-il pu défendre sa vie, l’avaient-elles épargné, pourquoi avait-il continué à nous conduire, était-il encore là ou bien les chevaux étaient-ils menés par ces créatures maléfiques vers un lieu seulement connu d’elles ? Il nous fallait en avoir le cœur net. Je me dévouai donc et penchai ma tête à la portière. Le cocher était toujours à sa place emmitouflé dans sa lourde capote de pluie. Au loin, j’aperçus quelques masures bien rangées sous des toitures de chaumes que perçaient quelques fumées bleuâtres.
Bientôt la voiture s’arrêta et nous vîmes la trogne éprouvée mais hilare du cocher qui s’approchait de la fenêtre. Il nous invitait à descendre nous désignant de la main une masure sur le seuil de laquelle se tenait un homme tout encapuchonné de gris. Hésitants, nous sortîmes un à un, découvrant ce hameau insolite perdu au milieu de nulle part. Devant nos mines de voyageurs d’outre-tombe, le cocher nous rassura en nous disant qu’il avait été contraint de changer de route car elle avait été inondée par une rivière en crue. Devenue impraticable, il avait opté pour un itinéraire plus long mais protégé des eaux.
- Par chance, je connais la région comme ma poche et j’ai pris par les sapinières. Pour sûr, ça a dû vous remuer là dedans et comme le chemin est étroit, les branches des arbres ont un peu écorniflé la berline et les bagages. Mais c’était mieux que de rester prisonniers des eaux. Voilà mon cousin Polyte. Il va vous préparer quelque chose de chaud pour vous remettre d’aplomb. Par contre, il va falloir attendre un peu que les chevaux se reposent. J’ai dû forcer l’allure. J’voulions point rester trop longtemps dans les bois. Y z’ont pas bonne réputation et on sait jamais sur qui on peut tomber la nuit quand on s’écarte de la grand-route. Mais qu’est-ce que c’est que cette odeur ? On se croirait dans les égouts du diable !
Je compris soudain en regardant mon voisin qui baissait la tête d’un air contrit que le malheureux s’était vidé de ses entrailles sous l’effet de la peur. Le cousin du cocher que je n’avais pas encore bien vu, éclata d’un rire énorme découvrant des gencives édentées. Dans ses yeux globuleux luisaient d’étranges lueurs. Je devinais alors que notre voyage au pays des ténèbres ne faisait que commencer mais impossible de retrouver dans mon cerveau fatigué ce que l’aubergiste nous avait raconté, ni de quelles façons les quelques voyageurs qui s’étaient aventurés dans ce pays maudit avaient échappé à ses maléfices. Du reste, avait-il parlé de ce hameau perdu au milieu de nulle part ? Et cet homme aux allures de moine tout droit sorti de l’enfer, l’avais-je déjà rencontré dans quelques récits ? Mon esprit était vide, totalement vide !
Jusqu’à présent je m’étais toujours formidablement bien tiré de mes incursions aux limites de l’étrange et du paranormal. Ce n’était pas bien compliqué : la plupart du temps, ce n’étaient que des fariboles destinées à effrayer les simples d’esprit et j’avais eu beau traquer pendant des nuits et des nuits les gobelins, la chicheface, les loups-garous, la dame blanche, les chasses fantastiques, les feux-follets, le fantôme de Robert le Diable, je n’avais jamais rien vu ou si peu, quelques ombres tout au plus sorties tout droit de mon imagination enfiévrée par les récits de quelques vieillards reclus dans des villages isolés. Malgré tout, je ne partais jamais à l’aventure sans être armé de toutes sortes de grigris : saintes reliques, crucifix, médaille de la vierge de Pontmain, petits flacons emplis d’eau bénite, formulettes magiques, balles consacrées par un exorciste et surtout, surtout, une petite statuette de l’ Archange Saint Michel chèrement gagnée après une traversée des grèves au péril de ma vie. Je la portais depuis autour de mon cou, accrochée à une chaînette en or.
Mais ces excursions n’avaient au fond qu’un seul but : écrire chaque semaine une de ces nouvelles extraordinaires dont les lecteurs de la Gazette de la Manche étaient friands. J’étais l’Edgard Poe Normand et c’était pour alimenter mes chroniques que j’écumais ainsi les campagnes à la recherche de personnages fantastiques, de contes, de phénomènes inexpliqués, de légendes locales que l’on se transmettait pendant les veillées dans les fermes et les chaumières. J’avais de grandes espérances. Après la Normandie, je pensais me rendre en Auvergne et en Bretagne pour continuer mon collectage, peut-être même en Transylvanie sur la route des vampires et puis, pourquoi ne pas conquérir les lecteurs parisiens !
Mais là, je me trouvais devant une situation totalement inédite : impossible de faire référence à aucune histoire déjà écrite. J’étais devant une page blanche. Nous avions vaincu les harpies qui apparemment n’étaient que pur fantasme mais maintenant, je pressentais un danger contre lequel je ne pouvais lutter. Je tâtais prestement ma gorge afin d’y localiser la statuette de l’Archange mais rien ! J’avais dû la perdre dans la berline au moment où nous nous étions défaits de nos hardes. Comment pourrais-je vivre cette journée sans elle pour lutter contre ce que je devinais et qui se trouvait sans doute dans cette masure.
Au sommet d’un pin, une chouette effraie nous narguait de son regard fixe. Soudain, elle feula, chuinta, lança un étrange cri rauque puis elle s’envola dans un grand battement d’ailes puissant et feutré.
Azalaïs
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