ENCRE TRAGIQUE
A quoi cela sert d'écrire ? Il prononce la phrase à mi-voix et la retourne dans tous les sens. La plume crisse, inoxydable sur son cahier d'écolier. L'encre d'améthyste lui tâche les doigts. Il sait bien qu'il est malhabile, qu'il n'arrive pas à maîtriser le tremblement de ses mains. Un affreux pâté s'étale sur la page blanche. Le maître d'école passe dans la rangée et s'arrête derrière lui. Edgar se liquéfie sous le regard sévère. Il aimerait être ailleurs, dans un monde magique où les mots n'existent pas, un monde vide du sens que lui donnent les adultes, où les mots méchants seraient rayés des dictionnaires. Un monde qui rimerait avec liberté. Il est debout devant le tableau noir, sanglé dans sa blouse grise. Il n'aime pas l'école et ce maître, seigneur sur son estrade de bois. La craie glisse et s'échappe, hypocrite et friable. Il essaie d'imiter les caractères tracés au tableau mais les voilà qui dansent devant ses yeux. Aux autres, cela paraît facile. Lui, le petit Edgar, le morveux aux doigts gourds, est incapable de tracer un signe intelligible et droit Le maître ajuste son lorgnon et caresse la badine. Edgar renifle, le sanglot au bord des lèvres. Pourquoi cela tombe toujours sur lui ? Il en a marre d'être le souffre-douleur de sa classe. Les lignes, les signes se délitent. Une farandole de mots, un ruisseau charriant des caractères désarticulés, un fleuve qui gronde et grossit pour l'engloutir...
Edgar a grandi. Il sourit en évoquant les années grises de l'école. Il a appris à écrire, et bien entendu, il ne fait plus de fautes, il est devenu dresseur de mots dans une imprimerie. C'est un métier qui lui a mis du plomb dans la tête et s'il est toujours malingre et timide avec les filles, il a plutôt une belle vie. L'encre lui tâche toujours les doigts, mais les caractères filent doux sur les pages qu'il imprime. De fiers petits soldats ! Il a fait paraître un livre de poésie car il aime la poésie. Tous ces mots qui s'enchevêtrent, ces mots qu'il déchire pour se les approprier et les agencer en phrases surréalistes. D'ailleurs, il a un succès d'estime. Il anime des soirées, où s'invite le gratin littéraire de la ville. Sous les applaudissements nourris, Edgar tel un phoenix renaît de ses cendres. La notoriété est un puissant élixir.
La plume d'Edgar devient fine calligraphe. Il publie. On le reconnaît maintenant dans la rue, il passe à la télé, participe à des émissions grand public, copine avec des animateurs célèbres on l'invite parfois dans de belles demeures campagnardes. Il a de l'argent, une belle voiture pour promener ses groupies. Toutes de jolies filles qu'il capture en marge avec le filet de ses mots, morsures de l'âme.
C'était avant la rencontre de sa vie. Elle lui est apparue, madone du langage un soir de conférence où il s'était traîné par ennui. Une femme éblouissante, aux courbes pleines, aux membres déliés. Un mélange de grâce et de culture : un bijou précieux, une perle. Il buvait ses paroles, les mots sertis à sa bouche écarlate de linguiste. Sous le charme, il osa se présenter à elle. Coup de foudre ! Ils mirent les voiles, par une nuit d'encre, sur une mer d'amour et de mots. Edgar avait accosté le radeau de sa muse. Des poèmes de feu et de passion jaillirent de sa plume, les lignes dansèrent de frénésie sur les pages vierges. L'amour est un enchantement, une floraison de mots doux à cueillir las... La belle linguiste se lassa de sa poésie et vogue maintenant sur une ligne de flottaison trouble. Une ligne où nagent de plus gros poissons. L'amour est tristement vénal. Pauvre Edgar redevenu le petit garçon dont on se gausse dans les cafés littéraires. Finis les mots soyeux écrits en filigrane sur les pages de la vie. Finis les accents circonflexes que l'on coiffe avec humour sur des lettres récalcitrantes pour les adoucir. Césure de l'âme, blessure incommensurable.
La vie d'Edgar n'a plus de sens. Le vide fait place à la colère et à la rage. Il devient le défenseur des causes perdues. Un militant qui écrit des articles dénonciateurs dans les grands quotidiens de la presse internationale. On le respecte. Lui, le garçon timide parle sans concessions des nations qui bafouent les droits fondamentaux de l'homme. Mais à quoi cela sert-t-il de tirer à boulets rouges sur tous les autocrates de la planète quand on a le cœur en bandoulière et les nerfs à fleur de peau. Quand on a perdu le fil conducteur de sa vie ?
Edgar pleure en rentrant seul le soir dans ses beaux appartements. Les mots de fiel coulent sous sa plume amère. La page blanche se rougit de sang...
Du sang d'une belle linguiste qu'on retrouva assassinée, un porte plume monstrueux enfoncé dans la carotide un soir pluvieux de novembre près d'un quai. Un crime odieux qui déchaîna la violence verbale des journaux.
Edgar est pensionnaire d'une geôle VIP. Les gardiens lui demandent des autographes pour leurs femmes qui se pâment devant sa poésie. On lui fournit des cahiers d'écolier et de l'encre d'améthyste. Le directeur de la prison aimerait bien avoir l'exclusivité des premières pages d'une autobiographie mais, Edgar a perdu le goût de l'écrit. Il tourne en rond et déclame des vers mais pas l'ombre d'un pâté ne vient troubler l'ordre des lignes rouges de ses cahiers. Edgar est redevenu l'enfant aux doigts gourds et au cœur raturé.
CLAUDIE