Place de l'imaginaire
En retard, en retard… mais qui a dit que j’étais en retard ? Je suis toujours là, fidèle, depuis le premier jour ici.
Vous ne le saviez pas ? C’est par moi que le peintre a commencé son tableau. Il lui fallait du temps, beaucoup, et beaucoup de savoir-faire pour transformer cette façade, y créer tout un monde où chaque habitant du village pourrait se reconnaître.
Il y a mis tout son cœur… c’est vrai.
Même le petit salon de thé qui a fermé l’an dernier y garde la fraîcheur de ses dentelles, de ses hortensias bleus.
Bien sûr, on ne saura bientôt plus qui vivait là. Les jeunes ne connaîtront pas le sourire de son hôtesse, celui dont elle accompagnait ses mots ou ses silences.
Je l’ai vue souvent, le regard un peu triste lorsque plus personne ne franchissait la porte, lorsque la devanture turquoise avait passé, comme passent les couleurs sous le soleil d’été. Elle écartait les rideaux d’une main tremblante. Elle savait qu’elle vieillissait et qu’il lui faudrait un jour abandonner.
Il a peint la maison de Louis…
Oui ! Celui que l’on appelait « ’tit Louis », même lorsque les années le firent grandir, beaucoup, du moins en taille, et lui donnèrent la force d’un géant.
Petit Louis… Il n’avait pas besoin qu’on le protège… C’est du moins ce que pensaient tous ceux qui l’apercevaient, ici ou là dans le village, poussant sa carriole pleine de tant d’objets insolites qu’on se demandait où il les dénichait. Il était précédé d’un concert de rires et de quolibets… « Tiens, v’là ‘tit Louis et son fatras ! »
Louis… Il ne parlait pas. Il souriait d’un air béat. Il ramassait ce que d’autres jetaient. Il voulait que sa rue soit belle. Il plantait des fleurs là où personne n’en aurait mis, il taillait les buissons le long des champs en friche. Et, de temps en temps, y plaçait une sculpture étrange, de celles qui surprennent les amateurs d’art.
C’était son plaisir à lui : transformer chaque objet ramassé en autre chose, rassembler l’inassemblable, créer l’inenvisageable.
Il ne disait rien, mais il observait. Il avait vu chaque enfant grandir, chaque couple se former… La vie qu’il n’aurait jamais.
Lorsqu’il rentrait de sa promenade matinale, il se jetait dans les bras de sa mère et il pleurait en silence… avec parfois l’un de ces sanglots d’enfant qui n’a pas envie de montrer qu’il a mal.
Elle caressait ses cheveux, lui racontait une histoire, de géants, de sorcière, de fées et de lutins. Jusqu’à ce qu’il s’apaise et aille dans son atelier, au fond du jardin.
Marteaux, ciseaux, limes et tenailles transformaient l’acier… Les scies œuvraient jusqu’à ce que le personnage ait pris l’apparence désirée. Bois et plastiques trouvaient aussi leur place, jusqu’au vent à qui il laissait des « trous » volontaires qui permettraient à l’eau de s’écouler jusqu’à la coupelle qu’il préparait pour les oiseaux.
Les oiseaux… Il les aimait depuis toujours. Chaque sculpture serait un refuge pour eux, chaque coupelle un lieu de rendez-vous, pour y boire et s’y baigner sans crainte d’être dérangé.
Moi, j’ai su bien avant eux ce qui arriverait.
Le peintre m’avait mis au centre. J’étais indispensable à la vie du village. C’est par moi que l’on accédait à la place de l’imaginaire, juste entre la maison de l’éternel enfant et la boutique de la vieille dame aux cheveux blancs.
Entre eux deux… Toujours prêt à les faire monter, l’un ou l’autre, jusqu’à la place de l’imaginaire où tout devenait possible.
Là-haut, ils trouveraient les sourires qui manquaient, ceux qui avaient disparu…
Là-haut, les commençants du marché, riaient en échangeant des propos colorés comme leurs étals avec des chalands moins nombreux mais plus attentifs et amicaux qu’autrefois.
Là-haut, les amoureux moissonnaient les mots perdus et se les murmuraient tendrement.
Là-haut, un randonneur essayait vainement de parvenir à ses montagnes… Mais il ne savait pas qu’il aurait, pour cela, fallu descendre un peu avant de remonter. Les chemins les plus rapides sont parfois des chemins détournés.
Moi, j’avais senti leur pas, comme là, ceux de Mathilde, si lourds du poids de l’enfant qu’elle portait. Je les avais encouragés, comme la brise d’été qui passait de l’un à l’autre.
Je les avais accompagnés. Je savais que je n’irais jamais plus haut, que je ne pourrais qu’admirer le ciel bleu qui tranchait avec celui – si profond et un peu sombre – qui entourait cet espace hors du temps.
Mais qu’importaient les petits riens dont j’étais fait ?
Mon tout ne comptait que parce que chacune de mes marches était un morceau d’éternité.
© Quichottine, 30 septembre 2012
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Merci à tous pour votre présence ici.
Passez une bonne journée.
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Article publié dans la Bibliothèque de Quichottine à l'adresse suivante :
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