première partie: ICI
L’atelier du photographe
(second tableau)
Le rideau est tombé tandis que la lumière revient dans la salle. Les spectateurs se demandent s’il y a ou non un entracte. Ils sont indécis. Doivent-ils ou non quitter leur siège et essayer de trouver dans le théâtre de quoi se restaurer ? Il est trop tôt et ils sont un peu déçus de la brièveté de ce qu’ils pensent être un premier acte.
Au moment précis où certains se lèvent, un énorme bruit les fige. Que se passe-t-il ? On aurait cru un coup de tonnerre, ou plutôt le résultat de la maladresse de déménageurs dans un escalier. Le silence qui suit est pesant. Qui est mort dans cette aventure ?
Les luminaires s’éteignent en même temps que le rideau s’ouvre.
Sur scène, l’homme gît à terre, dans une posture étrange. La femme est penchée sur lui et tâte son cou pour y chercher un signe de vie.
– Ouf ! J’ai bien cru que je l’avais tué !
Ouf de soulagement aussi dans la salle… tous les spectateurs avaient retenu leur souffle en même temps.
– Mais aussi… Qu’avait-il besoin de vouloir me montrer sa force ? Incroyables hommes qui pensent toujours qu’on ne pourra pas se défendre, ou mal…
L’homme ouvre les yeux. Son visage est tourné vers la salle. Il écarquille les yeux, ouvre la bouche et essaie de se relever sans y parvenir.
– Mais que m’avez-vous fait ?
– Rien !
– Mais encore ? Je ne peux plus bouger !
– Ça… Je n’y peux rien. C’est votre faute ! Il ne fallait pas m’attaquer !
– Je n’ai pas…
– Si ! Et nous avons ici tant de témoins que vous ne pourrez même pas porter plainte. D’ailleurs, je vous le déconseille. Je n’ai fait que me défendre…
– Mais…
– Oui, bien sûr, vous ne saviez pas que j’étais ceinture noire 3e dan de Karaté. Je peux encore m’améliorer… Vous aussi !
– Moi ? Mais je ne vois pas du tout à quoi vous faites allusion…
Elle s’assoit sur le sol près de lui et repousse – presque tendrement – la mèche de cheveux qui lui barrait le front.
– Comme j’ai un peu de temps avant que vous ne retrouviez le plein usage de vos membres, je vais vous expliquer.
Il fait une moue qu’elle semble ne pas voir.
– Vous êtes photographe depuis peu… avec un peu de succès mais peu de talent.
Il voudrait ajouter quelque chose, mais elle a mis sa main de telle sorte qu’il ne peut plus parler. Il souffle bruyamment par le nez.
– Beurk !!! Vous n’avez pas honte de vous moucher dans ma main ?
Elle se frotte la main avec le mouchoir qui lui a servi précédemment à se sécher les cheveux.
– Il ne fallait pas m’empêcher de parler ! C’est votre faute !
– Ah… vous vouliez sûrement défendre votre talent ? Mais, mon cher, quand je dis quelque chose, c’est parce que je sais de quoi je parle ! Vous seriez un bon peintre si vous le vouliez, vous avez tout ce qu’il faut pour cela.
– Ah ? Mais qu’en savez-vous ?
– Je viens de visiter votre grenier !
– Vous n’en aviez pas le droit !
– Mais si ! D’ailleurs, vous n’avez rien dit pour m'en dissuader.
– Forcément… j’étais K.O.
Elle éclate de rire et reprend avec peine son sérieux.
– Pas autant que je l’aurais voulu. Je n’ai pas eu le temps de tout voir… Ils me sont tous tombés dessus !
– Qui ?
– Mais les tableaux voyons ! Je suis désolée, il me semble que votre “origine du monde” est un peu abîmée. Il faudra la repeindre.
– Mais…
– C’est pas grave… elle n’était pas à la mesure de votre génie !
– Ah bon ? J'ai du génie maintenant ? Vous m'en voyez ravi !
Il se redresse légèrement et prends appui sur ses avant-bras.
– Mais que voilà une riche idée ! Vous voulez vous lever ?
Le ton est menaçant. Elle n’a pas l’air d’apprécier ce retour à la vie trop rapide.
– En fait… (Il laisse sa voix en suspens… elle s’arrête dos à la scène. Elle était en train de quitter les lieux avant qu’il ne se lève tout à fait.) … je voulais savoir d’où vous tenez que je suis nul en tant que photographe…
– Il suffit de regarder vos photos !
– Vous les avez vues ?
– Je ne vois qu’elles depuis un certain temps… et j’avoue que vous me décevez beaucoup !
– Pourquoi ?
– Elles étaient bien meilleures du temps de l’argentique. Vous preniez le temps nécessaire pour connaître votre modèle, trouver le plus bel angle, jouer avec les ombres pour que la lumière soit votre complice…
– Ah… et plus maintenant ?
– Non, maintenant, vous vous moquez de vos modèles, vous les mitraillez pendant des heures sans plus jamais les regarder !
– Ah bon ? Ce n’est pas vrai !
Elle se tourne vers lui, s’approche et se penche de nouveau, presque jusqu’à ce que leurs nez se touchent.
– M’avez-vous déjà vue ?
– Non ! Bien sûr ! Je m’en souviendrais ! Vous avez un visage… intéressant!
– Ah…
Elle hoche la tête, se redresse et s’éloigne. Elle dépose sur la chaise un appareil photo.
– Voilà… vous l’avez oublié chez moi tout à l’heure !
Elle sort et claque la porte rageusement.
Lui se relève, rajuste ses vêtements. La dernière feuille du philodendron hésite avant de quitter doucement la tige où elle résistait jusqu’alors.
Il prend son APN et regarde les derniers clichés pris. Elle est sur l’écran, comme un vivant reproche.
– Rira bien qui rira le dernier... Je la peindrai !
Le public applaudit à tout rompre tandis qu’il installe sur le plateau un chevalet où l’on voit l’ébauche de son prochain tableau : une jeune femme nue, assise sur la chaise et à peine voilée par un léger drap blanc.
Fin du second tableau.
Publié chez Quichottine le 3 février 2014.
http://quichottine.fr/2014/02/latelier-du-photographe-fin.html