Souvenir blanc
Elle est là depuis des semaines. Des mois peut être. Elle ne sait plus. Elle oublie, tout, tout le temps. De plus en plus souvent. Elle a oublié qui elle est. Alors elle observe tout depuis sa fenêtre et espère recouvrer la mémoire avec des gens qu'elle voit furtivement, ou plus longuement. Elle souhaite qu'un objet, une couleur ou une voix éclate dans sa tête et brise ce silence pesant depuis trop longtemps. Dans sa chambre il fait chaud. Elle ne sait plus pourquoi il faut s'habiller ni à quoi ça sert. Elle est bien comme elle est. Alors elle ne change rien. Le matin, elle se lève et regarde par sa fenêtre. Le matin elle voit son village s'éveiller, se bousculer, se précipiter. Les plus jeunes portent un drôle de sac sur le dos. Les plus grands activent le pas pour quelque chose qu'elle ignore. Les plus âgés ne se pressent plus mais sortent aussi, pour faire des courses, pour faire comme les autres. Elle devrait essayer, elle aussi, de se mouler dans ce cadre. Elle devrait essayer de faire comme tout le monde. S'habiller, franchir le pas de la porte, sortir, marcher dans la rue et aller quelque part. Mais elle voit pas très bien à quoi ça peut lui servir. Parfois dehors il fait froid. Parfois il pleut. Et quand il fait beau, il fait souvent trop chaud. Elle n'aime pas avoir chaud. Elle transpire. Et ça elle sait qu'elle en a horreur.
Alors après que tout ce petit monde se soit en allé, elle se rassied sur son lit et pense. Elle réfléchit à beaucoup de choses mais à rien en même temps. Elle tente de se souvenir. En vain. C'est toujours la même chose. Elle se souvient de ce qu'elle faisait hier ou avant hier. Avant, il n'y a pas de souvenirs. C'est le blanc total. Oui blanc, pas noir. Elle ne sait pas dire pourquoi. Elle a une vague vision d'un plancher, de mains qui la touchent délicatement. Et c'est tout. Pas une odeur, pas un bruit ne vient l'aider dans sa quête. Elle voudrait bien pleurer, mais aucune larme ne vient mouiller ses joues. Alors le temps passe et l'heure du midi arrive. Un autre moment où elle peut regarder à sa fenêtre car les gens dans sa rue s'animent à nouveau. Elle aime cette ambiance. Elle aime voir ses voisins. Elle adore entendre les enfants rigoler et crier. C'est si bon la vie.
Si seulement elle osait franchir le seuil de sa maison, elle pourrait lire une pancarte qui est affichée sur la porte d'entrée. Elle pourrait ainsi découvrir et enfin comprendre pourquoi personne ne vient sonner chez elle, pourquoi personne ne l'invite à sortir. Mais sait-elle lire ? Elle l'ignore...
Parfois l'une ou l'autre personne s'arrête devant chez elle et observe sa maison. Mais personne ne lève les yeux pour distinguer les fenêtres. Dès que les gens qui s'arrêtent devant chez elle lisent : « Atelier Pinokio. Petite fabrique de statues à vendre. Prix intéressant. Statues gratuites. Affaire à saisir. Vous ne serez pas déçu. » puis un numéro de téléphone portable et un horaire d'appel est affiché à la suite.
Le soir arrive comme le midi. Rapidement. Il temps pour elle de s'éclipser. A force de rester debout presque toute la journée, ses membres s'engourdissent. Son corps se solidifie. Quand arrive le moment où elle ne sait presque plus bouger, c'est le signe qu'elle doit aller se coucher. Elle ne dort pas réellement car ses yeux restent grands ouverts. Elle peut encore tout entendre et distinguer le cri de la chouette qui décolle de son grenier. Elle arrive néanmoins à se reposer car, chaque matin, elle se sent assez en forme pour à nouveau plier ses doigts, s'asseoir et tourner la tête.