La fierté de Monsieur Émile
- Monsieur Émile, monsieur Émile, vous avez lu le journal ce matin ?
- Non, mon petit. Pourquoi l’aurais-je fait ?
- On y parle de vous !
- De moi ? Je croyais que tout le monde m’avait oublié ici en France.
- Mais ce n’est pas en France qu’on dit du bien de vous. C’est en Amérique. C’est Walt Disney !
- Oui, oui ! J’ai vu il y a quelques années « Steamboat Willie ». C’est un jeune homme très doué. Mais pourquoi a-t-il parlé de moi, les enfants ?
- Il a reçu la légion d’honneur du consul de France en Californie. Et en remerciement, il a dit que sans vous jamais il n’aurait eu envie de faire ses films d’animation… Qu’est-ce qu’il a voulu dire ?
- Eh bien, c’est de l’histoire ancienne. Je ne sais pas…
- Oh si, Monsieur Émile, racontez-nous !
- C’était il y a …28 ans, en…1907., très exactement. J’avais vu « le château hanté », un film où le réalisateur avait utilisé de la pâte à modeler pour créer des objets qui se transformaient. Cela m’a donné l’idée de faire moi aussi du cinéma en utilisant des dessins qui montreraient des objets et des personnes qui changeraient au fur et à mesure de l’avancée du film. Il fallait faire beaucoup de dessins pour un film de deux minutes mais le résultat a été à la hauteur de ce que j’attendais.
- Vous avez inventé…le dessin animé ?
- On peut dire les choses ainsi ! Ma cathédrale ça a été de faire des dessins animés et des films d’animation de toutes les sortes. J’étais le plus fier des hommes quand mon premier film a été projeté à Paris le 17 août 1908. Je l’avais appelé « Fantasmagorie ».
- Pourquoi vous n’en faites plus aujourd’hui ?
- Tu sais, mon petit, j’ai réalisé une grande quantité de films, plus de trois cents, je crois bien, entre 1908 et 1923. J’utilisais du papier découpé, des marionnettes, des allumettes… j’ai séjourné 2 ans en Amérique où j’ai réalisé des réclames… Mais tout ceci est bien loin maintenant. Je suis ruiné aujourd’hui. Comme mon ami Georges Méliès qui était si célèbre et qui a fini par vendre des bonbons gare Montparnasse. »
Monsieur Émile ferme les yeux et se laisse aller quelques instants. Il revoit toutes ses réalisations préférées. « Le tout petit Faust, les joyeux microbes, les lunettes féériques, le retapeur de cervelles… Et puis les aventures des Pieds Nickelés, ça c’était épatant ! »
Il sent quelqu’un qui lui tapote doucement l’épaule. Il a un instant d’affolement. Où est-il donc ? Ah oui, il se souvient. Il est dans le square à côté de chez lui, près du bac à sable. Il y vient tous les jours et continue de dessiner les enfants dans leurs jeux. C’est comme cela qu’il avait rencontré ces deux garnements farceurs avec qui il a sympathisé. Mais ce ne sont pas eux qui sont penchés sur lui. C’est une dame âgée, presque autant que lui, qui lui dit :
« Il est tard, Monsieur Cohl, vous devriez rentrer chez vous. »
Dan Rodgerson