Par la fenêtre, je vois les trois lascars de Haute-Volée, ceux dont le portrait s’étale à toute heure dans le téléviseur, ceux recherchés partout en Europe et même plus loin encore. Ce sont les brigands des grandes autoroutes numériques qui terrorisent et harcèlent bourses et banques et redistribuent leurs butins aux sans dents via internet. Moi je n’ai pas internet mais j’ai eu un relevé bancaire fantastique il y a deux mois. Donc vous pensez bien que les précaires ne les dénonceront jamais et avant qu’ils ne croisent un riche ou un imbécile, ils ont des jours heureux devant eux.
Je les vois derrière mon rideau, et je reconnais le visage barbu du très grand, les autres me tournent le dos, mais la blondeur d’une chevelure et la maigreur d’une silhouette me mettent la puce à l’oreille si tant soit peu qu’il y ait des puces à cet endroit précis de mon anatomie.
Mais ce que je vois, vous le croirez si vous voulez, moi je n’y suis pour rien.
D’abord fleurit le plus petit. Juste là, sous ma fenêtre, un grand pot de fleurs, vert le pot, vert anis très joli. Un grand laurier rose, tout endimanché de printemps alors que nous sommes en novembre.
Le blondinet au profil féminin s’élance maigrement puis déploie des branches de pêcher. Toutes feuillues déjà et prêtes à bourgeonner.
Le grand barbu grossit si fort et si soudainement que j’en perds tout soleil sur la façade.
Le beau tilleul que voilà !
Je ne peux m’empêcher d’ouvrir la fenêtre, je ne peux m’empêcher de descendre vite l’escalier et sortir dans la cour. Une cour pavée, une cour infertile qui vient d’accueillir un laurier, un pêcher et un tilleul.
Que dois-je faire de cela ?
Les voisins ont-ils épié ?
Que dois-je faire ? Et vont-ils se transformer en lascars si je les déplace ou les dépote ?
Je n’ai pas le temps de réfléchir plus avant, je me sens soulever, on m’adosse contre une branche solide, on m’encercle de branches souples, et on s’envole tous ensemble.
Je vole pour la première fois de ma vie. Je vole et ce que je découvre est majestueux, au-delà des toits gris du bourg, je ris gorge déployée devant les sommets déjà blanchis, les lacs rétrécis, les routes minuscules, puis peu à peu l’horizon, peu à peu l’océan, peu à peu tout tourne très vite. La terre s’éloigne comme un ballon !
Comme c’est bizarre ! Je n’ai aucune peur, je n’ai pas froid, je n’ai aucune peine à respirer.
Je suis déposée sur une herbe fraîche et fleurie, mon tilleul, mon pêcher et mon laurier me regardent avec compassion.
Sur quelle planète suis-je ?
- Madame Michon ! Madame Michon !
On crie dehors.
De ma fenêtre, je vois mon voisin qui, tout excité, veut me parler.
Je descends l’escalier, puis je me souviens.
Où suis-je ?
Pourquoi chez moi ? Où est l’herbe fraîche et fleurie ?
- Madame Michon, vous avez vu ? Le tilleul ? Le pêcher ? Le laurier ?
- Où ça ?
- Ben là, dans le champ.
- Dans le champ ? Mais où est le bourg ?
- Disparu Madame Michon, disparu. On habite peut-être au paradis… j’ai volé, vous savez Madame Michon, j’ai volé loin de la Terre, parce que de ma fenêtre, vous savez, j’ai vu les trois lascars…
Polly.
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