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6 janvier 2017 5 06 /01 /janvier /2017 13:56

Histoire de choux

- Deux choux. Ça prend un ikce, ça fait partie des exceptions qu’on apprend dans des listes quand on est petit. Tu as été petit. Et quand on a été petit, on va OBLIGATOIREMENT à l’école et on apprend les exceptions. Tu sais comme ça s’écrit ekcépession ? … Ouais, pas très bavard le sieur, il a peut-être pas fréquenté la communale.

- C’est quoi la communale ?

- L’école républicaine.

- Pourquoi vous l’appelez républicaine ?

- Parce que c’est comme ça en France, c’est depuis que la loi a séparé l’état de l’église en 1905 sous la troisième république.

- Et pourquoi la communale ?

- Parce que chaque commune avait une école élémentaire, là où on apprenait les listes d’exception.

- Et c’est nous maintenant les exceptions, sauf qu’on n’est pas listé.

- Ouais, on n’est plus listé ! On est sorti des bancs de l’école pour se disputer un banc pour la nuit.

- Mais c’est moi qui suis arrivé le premier.

- À peine une seconde avant moi, et puis c’est mon banc, je viens tous les soirs depuis deux semaines.

- On va partager. Vous dormez la première partie de la nuit, et moi je dors après. Vous pourrez même poser votre tête sur mes genoux et vice versa.

- Ça peut se faire… Pourquoi on parlait de chou ?

- Je sais plus. On regardait les gamins partir…

- Non, on regardait nos oreilles rouges.

- Elles ont froids. Des choux rouges.

- C’est bon le chou rouge. Je l’aimais bien en salade… J’ai un bonnet en double. Mettez-le, il va faire froid. Il prévoit un moins trois.

- Mes notes en dictée ! Jusqu’à moins vingt. Il faisait ça mon maître !

- Poussez-vous au bout. J’installe un duvet dessous, il fait toujours très froid dessous, le froid monte de la terre j’en suis sûre. J’ai un thermos de thé. Il doit être tiède, mais c’est mieux que rien. J’ai trois biscuits aussi, les restes. Vous n’avez rien ?

- Trois fois rien ! Une banane. On partage. C’est bien de partager, c’est la fraternité !

- Mais je suis une femme. Donc pas un frère ! Fraternité vient de fratrie, frère, tous ces mots masculins m’ont pourri la vie ! Ma mère voulait que je sois un garçon. J’ai fini par devenir une fille manquée.

- J’ai pas eu de mère, juste des foyers. De l’un à l’autre… au moins une dizaine. Il paraît que j’étais pas aimable, toujours sur la défensive, timide, renfrogné qu’on disait de moi. Et même sournois une fois ! Une maîtresse qui pouvait pas m’encadrer.

- Pour l’instant encadrez-vous avec vos couvertures. Je vais m’allonger. J’ai un brin sommeil. On parlera plus tard.

 

La nuit s’installe au-dessus de la ville, une nuit de réverbères, balafrée par les feux des véhicules qui passent et repassent sur la rue derrière le square. Une nuit citadine avec en sourdine le ronflement permanent des moteurs et quelquefois les braillements d’un passant que la colère foudroie.

 

Cinq heures du matin sonnent au clocher. L’église est à l’angle du square. Sur le banc, une forme allongée, dont la tête repose sur les genoux d’une autre silhouette emmitouflée de couvertures, le nez dans une écharpe, un bonnet enfoncé jusqu’aux yeux. Des yeux clos de fatigue. Rares sont les bancs aujourd’hui où on peut s’allonger ainsi, les mairies leur préfèrent des sièges, ils ressemblent à des bancs mais sont coupés par des accoudoirs, tout comme dans les gares, tout comme dans les métros.

La forme allongée se relève. Elle s’entoure de son duvet, il fait très froid. Un premier café, de l’autre côté du square s’allume. La nuit s’achève et il faut affronter le jour et la faim et la soif, et les odeurs qu’on porte sous les couches de vêtements sales.

- Tu viens, dit-elle, on va se réchauffer au café. Ici, ils ont parfois des cafés suspendus*. Peut-être en aurons-nous.

- On se tutoie le matin ?

- On a passé une nuit ensemble, on se connaît maintenant. On y va, je suis congelée, et si c’est le Cédric qui ouvre, on aura de la chance.

- Tu connais bien le lieu.

- Oui, mon chou ! Depuis dix ans que je reviens l’hiver. Il fait moins froid ici qu’en Picardie.

- Tu es picarde ?

- Picarde de chez picard.

- Je suis de Soissons.

- Haha ! Comme le vase ! Et bien moi je suis de Villers-Cotterêts ! Et tu sais ce qui s’est passé en 1539 chez moi ?

- Ouais, ça je sais, François 1er ordonne que tous les actes juridiques soient en picard.

- En français.

- C’est pareil.

- Pas faux ! Le picard est un ancêtre malmené du français. T’as de la culture, on n’aurait pas dit hier avec nos histoires de choux.

- C’est parce que je connais la région. Tu m’aurais parlé de l’édit de Roussillon, je n’aurais pas su.

- Tiens ! C’est quoi cet édit ? Et comment tu sais qu’il y a eu un édit dans cette région ?

- L’autre jour, j’étais avec un gars qui habitait à Roussillon, pas cette région où nous sommes, un bled près de Lyon. Catherine de Médicis a signé le changement de date du premier jour de l’année, avant c’était n’importe quand selon le coin, après ce fut le 1°janvier.

- C’est quand même formidable toutes ces rencontres aléatoires, moi aussi, j’ai appris plein de choses. Il y a des types très savants sur les bancs, après c’est une question de mémoire… Et je sens que la mienne fout le camp.

- Et il y a des types infects aussi.

- Ouais… on va voir Cédric. Je l’ai entraperçu. On aura sans doute une pâtisserie… peut-être un chou à la crème s’il en reste de la veille.

 

*certains cafés proposent des cafés suspendus, les clients les achètent pour les SDF.

 

Polly

 

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commentaires

A
Un regard pétri de tendresse et d'humour sur ces personnages touchants et un récit qui va bien au-delà de l'anecdote, c'est un peu un conte philosophique de nos sociétés "civilisées".
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Q
Il faudrait qu'il y ait beaucoup de ces rencontres qui font changer notre regard sur ceux que l'on croise sans souvent vouloir les voir. :)<br /> Merci pour ce très beau récit, Polly.
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A
Oui, dans la rue, il y a des types infects mais aussi de belles âmes qui n'ont plus rien parce-que la vie leur a tout pris sauf leur bonté qu'ils partagent avec aussi pauvre qu'eux. très joli texte :)
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G
Très beau texte.. "La multiplication des pains..." parfois en cuisine, avec très peu il est possible de satisfaire plus de bouches que l'on ne croyait possible. Le partage est une joie.
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C
Je me suis régalée de ton texte. Malgré cette précarité terrible et glacée cette rencontre est tellement chaleureuse, et les dialogues amusants. Et puis j'aime cette bienveillance avec laquelle tu décris tes personnages qui ne sont pas, comme beaucoup le croient, des pauvres bêtes et méchants qui n'ont pas de dignité. J'ai entendu parler des cafés suspendus mais n'en ai jamais croisé. C'est une idée géniale. Merci pour ce beau texte.
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G
Que de tendresse dans ce texte...
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M
J'ai lu avec plaisir. Ce sont souvent les plus démunis qui partagent le peu qu'ils ont ! Beau week-end.
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K
Je suis très touchée par ton texte... Avec ce grand froid, le sort des SDF ne me laisse pas indifférente (de même que les animaux errants bien mal lotis eux aussi). Il n'est pas normal que dans un pays comme le nôtre, des gens n'aient pas de toit et ne puissent pas manger à leur faim...<br /> Bravo à toi.<br /> Bises<br /> Béa kimcat
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S
bravo à toi et je suis d'accord le partage est important
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