Le blog a été ouvert le 24 janvier 2008. Jusqu'au 1 mars 2017, Azalaïs, Lilousoleil, Polly et Quichottine vous y ont proposé des jeux d'écriture en toute simplicité.
Génie pictural ou caprice de sorcière ?
Je suis Mijoty, née en même temps que l’installation chez Monsieur et Madame Toulemonde de la télévision noir et blanc.
Mon créateur, pour faire branché, m’a parée des seuls noir et blanc. Ne me trouvez-vous pas chic ainsi ? D’autres se seraient offusquées, auraient crié au scandale, auraient exigé des séances de relooking mieux encore, de designing, certaine auraient préféré le peinturling.
Moi, j’étais plutôt contente. Je me trouvai ainsi associée à cette grande invention qui enfin se répandait dans les foyers. Cette innovation, qui allait occuper tant de jeudis après-midi d’enfants, que tant de parents allaient pour cette raison encenser ou décrier.
Elle allait accompagner tant de soirées éreintées de travailleurs avachis dans leur fauteuil. Et leur faire oublier la répétition inlassable du geste automatique qui ferait le siège de voiture ou la machine à laver.
Je suis née avec la modernité des années fastes. Point besoin de couleurs pour me donner bonne tournure.
J’étais heureuse de mon sort : mon créateur m’avait offerte à sa petite nièce. L’on m’avait encadrée d’un vert doux qui se détachait sans ostentation sur la tapisserie en camaïeu de bleu au-dessus du joli lit en bois blanc.
Par la porte entrouverte, j’entendais la télévision qui s’occupait des enfants. Ainsi, Je ne me sentais pas seule. Je participais à leur vie. J’entendais leurs éclats de rire, leurs disputes, parfois, la voix du père qui s’élevait pour calmer l’ensemble.
Ma petite maîtresse avait, de temps en temps, un invité. Immanquablement, l’un ou l’autre disait :
- « Elle est amusante ta petite sorcière. Tu pourrais la colorier !
Me colorier ! Comme un vulgaire coloriage pour enfants !
Ma petite maîtresse, qui avait bon goût, inlassablement répondait :
- Non, cela risquerait de la gâter ! »
Elle avait parfois des pauses de petites femmes ma petite maîtresse.
Les années ont passé, la télévision a pris des couleurs. Les enfants ont grandi. Un jour, l’un après l’autre, ils ont quitté la maison. Ma petite maîtresse était devenue bien plus grande que petite. Je restai dans mon cadre vert doux sur la tapisserie bleue camaïeu. Souvent, le silence opacifiait la maison.
De temps à autre, ma petite maîtresse venait me rendre visite. Un jour, elle amena un jeune homme Biensoutourapor. Elle me présenta. Il apprécia la qualité de mon trait et la sobriété de mes couleurs. Je trouvais que ma petite maîtresse avait bon goût.
Elle revint de temps en temps.
Et puis, les parents décidèrent d’aller vivre dans une résidence. Je n’ai pas bien compris. Ils n’auraient plus à faire la cuisine. Allaient-ils arrêter de manger ? Je voyais la maman de ma petite maîtresse qui avait bien grandi tenir avec de plus en plus de difficulté l’aspirateur. De temps en temps, elle essayait de redresser son dos légèrement courbé en disant :
- « On ne rajeunit pas ! »
J’entendais le père de ma petite maîtresse qui avait bien grandi proférer des mots qui grognent, parce qu’il n’arrivait plus, parce que, plus maladroit, il s’était cogné, parce qu’il n’y voyait plus aussi bien et que changer de lunettes, c’était bien contrariant.
Les parents se faisaient vieux.
Ma petite maîtresse arriva, un jour, accompagnée de Biensoutourapor qui avait laissé tomber la veste. Il portait des cartons à reconstituer. Elle, elle avait le gros scotch marron.
Ils ouvrirent le placard que le père avait réalisé du temps où ses doigts encore jeunes galopaient agilement. Ils sortirent un à un les trésors que ma petite maîtresse bien plus grande que petite y avait patiemment rangé au fil des ans.
Organisée, elle disposa chaque paquet sur le sol. La chambre était emplie. Il devenait difficile de cheminer jusqu’à la porte. Elle commença à partager les vestiges de son enfance en deux tas :
- « Là, dit-elle, cécequejegarde, et ça cécequejedonne.
Ma petite maîtresse s’absenta avec Biensoutourapor au bout de quelques temps de tri.
Je fixai intensément les Matriochkas gigognes – comme ce nom venu du froid m’a fait rêver ! Je désirai si fort les voir de près. Mes yeux en sortaient presque du cadre. Répondant à mon appel, elles se soulevèrent doucement et approchèrent d’un mètre avant de retomber brutalement par terre.
Elles avaient entendu la voix de ma petite maîtresse plus petite du tout.
Constatant qu’elle ne revenait pas, nous recommençâmes notre processus de rapprochement gravitationnel. Après quelques efforts réitérés, les Matriochkas avaient traversé la grande plaine encombrée de rochers et étaient arrivées sur la moyenne colline dite Dulit. Il s’agissait désormais de les amener et de les maintenir au point de vue de Mésyeux.
Je tenais les yeux baissés vers Matriochka dans un effort intense et je la sentis grandir, grandir, grandir jusqu’à ce que ses yeux soient à la hauteur des miens. Alors nos regards exprimèrent toute la blancheur des steppes d’Asie Centrale et la chaleur des isbas, l’arôme du café au lait au sortir du sommeil et la saveur des bêtises de cambrai. J’allais évoquer les ocres de Roussillon, Matriochka brûlait de me présenter la grande Catherine quand nous entendîmes les pas de ma petite maîtresse devenue très grande qui approchaient.
Matriochka, lâchée par mon regard se dissolut en un instant et retrouva sa taille habituelle.
J’avais des pouvoirs magiques !
Pourquoi n’en savais-je rien ? Mon créateur n’avait-il pas eu conscience du génie de sa création ?
Cela faisait 20 ans que mon pouvoir dormait au fond de mes yeux modestement baissés !
Ma grande maîtresse plus du tout petite décida que je faisais partie du lot cécequejedonne. Matriochka fut classée cécequejegarde.
Double déchirement, que dis-je triple !
Je perdais ma place au-dessus du joli lit blanc.
Je perdais ma grande maîtresse qui ne serait bientôt plus ma maîtresse et ma toute nouvelle amie russe, fraîchement sortie du placard.
Quelques larmes essayèrent de couler le long de mes joues diaphanes. Je leur intimai l’ordre de rester au sec. Elles allaient boursouffler mes traits harmonieux et faire couler mon rimmel. Je voulais rester impeccable. Je ne savais où j’allais atterrir. Dans ces cas là, il vaut mieux être sur son quant à soi à moins que ce ne soit sur son trente et un, peut-être bien les deux d’ailleurs.
Je fus emballée dans du papier de soie. Ma maîtresse plus du tout petite me fit part de quelque attendrissement, m’expliqua qu’elle avait, elle aussi, une petite nièce à qui je plairai beaucoup, qu’elle me protégeait dans un joli papier de soie parce que le papier journal pour moi, c’était trop grossier. J’en fus, un peu, émue. Mais elle m’avait brisé le cœur.
Bien calée dans mon carton, plaquée contre la paroi par une série de livres –j’aurais pu craindre plus mauvaise compagnie, la boule de notre dame de Lourde et sa neige éternelle par exemple, un gadget d’un de ces fast food dont les enfants raffolent - je ne sentis presque pas les cahots du transport.
Je compris que j’étais arrivée en entendant les cris des enfants. Je me fendis d’un grand sourire. La vie reprenait. En même temps que j’entendais le bruit du scotch qu’on arrache, je sentis la lumière pénétrer.
Ma nouvelle petite maîtresse me brandit.
- « Oh, il est tout doux ce papier !
Je sentis la soie glisser. Un charmant minois m’apparut.
- « Mais, elle n’a pas de couleurs !
Aïe ! Quel sort cette petite canaille avait-elle prévu de me réserver ?
Elle me posa sur son lit et s’occupa de mes compagnons de voyage, les livres.
Mais elle revint bien vite à moi.
- « Je voudrais mettre de la couleur, Tante Petite Mais Grande.
- « Regarde au fond du carton, il y a une boite de gouaches.
Trahison suprême ! Moi qui avais cru à ses gestes doux. Elle allait me livrer à la couleur ! Je n’avais malheureusement pas la possibilité d’appeler avec mon portable le Service de Protection des Images en Voie de Maltraitance. J’allais donc chercher d’ultimes ressources en moi.
Quand je vis la petite fille encore petite approcher avec son gobelet d’eau et son pinceau, revenir avec sa boite de gouache et sa palette, installer le tout sur le bureau, enfiler un tablier, je sus.
Elle vint me chercher. C’est alors que je fixais avec une concentration décuplée par l’urgence et la gravité de la situation le pinceau. Un duel s’établit entre nous. C’est que ce dernier, macho au demeurant, ne voulait pas obéir à une image. Dans un premier temps, il avait été étonné de ce contact. C’était bien la première fois qu’une image s’adressait à lui. Mais l’éveil de sa conscience réveilla bientôt les réflexes du mâle cherchant à dominer. Le combat s’installa, féroce, sans concession.
Ma nouvelle petite maîtresse encore petite se trouvait fort maladroite. La peinture du pinceau giclait à droite et à gauche.
Heureusement pour moi, il y en eut plus sur la table. Cependant, si je suis en partie indemne, je garderais à vie des traces de cette bataille. Je n’avais pas assez exercé mes pouvoirs pour pouvoir totalement maîtriser le pinceau.
Toutefois, on appela ce style de peinture « le noirblansorcelé ». Je suis fière d’en être la créatrice. Bien sûr, les humains disent que c’est ma petite maîtresse qui l’a inventé. Ils évoquent du génie pour cette petite et en attendent de grandes choses.
Je crois que j’ai encore envie de l’aider un peu.
L’œil qui court
http://loeilquicourt.over-blog.fr/
Pour voir l'original chez Solyzaan
http://galeriesolyzaan.over-blog.com/article-la-sorciere-mijoty-60221766.html