Le blog a été ouvert le 24 janvier 2008. Jusqu'au 1 mars 2017, Azalaïs, Lilousoleil, Polly et Quichottine vous y ont proposé des jeux d'écriture en toute simplicité.
Dessin à dessein
Mon premier souvenir ?
Deux globes blanchâtres et bleus placés de part et d’autre d’un promontoire dans lequel s’ouvraient deux grottes profondes. Un souffle léger s’en échappait, venant caresser le haut de mon crâne. Sous ce pic, un gouffre imposant qui se fendait et s’ouvrait à intervalles réguliers, laissant passer un appendice rosâtre doté d’une vie propre. Cette gorge était bordée sur sa partie supérieure par deux rangées de blocs réguliers, blancs et nacrés qui retenaient un pieu terminé par une pointe noire. Celle-ci s’approchait régulièrement de moi mais sans que jamais elle ne me fît aucun mal. Au contraire, à chaque fois, ses frôlements soyeux s’étendaient de plus en plus loin.
Les odeurs sont arrivées ensuite. Un mélange de réglisse et de menthe. Il exhalait de l’abîme qui m’apparut dès lors moins effrayant. La sensation m’était si agréable que je laissais closes mes paupières pour mieux en profiter.
Les sons ? Bien sûr, les sons. Venus de ma droite, graves et mélodieux.
« On dirait mon ami Jo, dis ! »
Le souffle a répondu, léger et fluté.
« Oui, c’est l’ami Jo, dis. Oui, la Mijo, dis ! Oui, la Mijoty !
- Qu’est-ce que tu racontes, ma chérie ? a demandé le son qui s’éloignait.
- C’est la Mijoty et c’est une sorcière. »
Tous ces sons mis les uns à la suite devaient avoir un sens. Je ne sais pourquoi mais j’ai eu l’impression que tout ceci me concernait. Mijoty ! Est-ce ainsi que je me prénommais ? Cela paraissait plaisant. J’adoptais ce patronyme charmant. Par ailleurs si j’avais du en choisir un moi-même, qu’aurais-je fait ? Aujourd’hui encore, je suis bien incapable de le dire et c’est sans doute mieux ainsi.
Mais une sorcière, qu’était-ce ?
J’en étais là de mes réflexions quand je me suis sentie soulevée. Le vertige léger et doux qui s’est emparé de moi fut hélas de courte durée. Les ténèbres ont succédé à mon envol. La brutalité avec laquelle je me retrouvais dans un espace réduit, confiné, a provoqué un sentiment de révolte. Où étais-je ? J’ai pensé qu’il me fallait protester. Mais comment faisait-on ?
Je suis restée ainsi un temps indéfini. Et puis… et puis quelque chose a changé en moi. Une sensation étrange qui a pris corps dans ma tête. Cela ressemblait aux sons que j’avais perçus mais cette fois je les entendais en moi sans que le silence autour de moi soit rompu.
Dessin…crayon…couleurs… Que signifiait donc tout cela ?
Et soudain, la lumière à nouveau.
Le même vertige m’a saisi un court instant, les sons étaient de retour.
« Oh regarde ! Ton dessin est taché. »
Parlait-on de moi ? Je ne sais.
« Oui, c’est drôle, a dit le son fluté et léger. On peut lire des mots à l’envers sur le dessin. »
Dessin. Cette expression était revenue deux fois. On devait parler de moi. Mais n’étais-je pas Mijoty ? A moins que… A moins que Mijoty et dessin représentent deux manières de me nommer.
« Tu n’aurais pas du mettre ton dessin dans le cahier d’écriture avant que l’encre soit sèche, a poursuivi le premier son.
- ça ne fait rien ! Je vais lui gommer les cheveux et les mots et les refaire. »
J’ai senti un effleurement affectueux au sommet de mon crâne.
« Et puis tiens, je vais lui mettre un chapeau pointu et dans le dos un balai. Comme cela elle sera vraiment une sorcière. »
Mijoty…dessin…sorcière. Etais-je tout cela à la fois ?
L’obscurité m’enserrait une fois encore. Mais je n’étais plus au même endroit. Ma tête se remit à bruire : il était une fois…un pays lointain…le loup…il s’envole à tire d’aile… et d’autres choses que je ne comprenais.
Plus tard j’ai compris que j’apprenais des mots qui servaient à désigner des choses et des idées.
Je me suis longtemps attardé sur le mot « table ». C’était sur elle que j’étais couchée le jour de mon premier souvenir. C’était un objet concret dont j’ai bientôt pu définir les contours, la taille, la couleur et la texture au fur et à mesure que de nouveaux mots venaient à moi. C’était aussi une idée car des tables j’en ai vu par la suite de différentes grandeurs et de différentes formes et pourtant le même nom les désignait.
D’autres mots encore ne définissaient que des idées ou des sentiments, des mots comme la fraternité ou l’amitié.
Je me suis paré de toutes ces découvertes, m’en faisant des colliers, des rubans que je disposais autour de ma robe et de mon chapeau. Je profitais de la nuit pour me préparer. Au matin, je provoquais souvent la surprise ou l’incompréhension.
« Pourquoi tu gribouilles tous ces mots sur ton dessin ? disait la voix grave et mélodieuse (le son s’appelait ainsi).
- Mais maman, ce n’est pas moi ! répondait la voix légère et flutée. »
L’effleurement avait beau se mettre en action (on appelle cela gommer) je recommençais le lendemain. J’avais apprivoisé les mots, je les avais faits miens, je ne voulais pas m’arrêter en si bon chemin. J’avais un pouvoir, celui de pouvoir les utiliser à ma guise. C’était sans doute cela être une sorcière.
Un jour j’ai trouvé une phrase très belle. Je l’ai longtemps peaufinée et c’est avec une certaine fierté que je l’ai arborée sur mon chapeau :
« Le bonheur est un pistolet chaud. »
Personne n’a rien dit. On m’a épinglé sur un mur d’où je domine la pièce où je vis. Beaucoup de personnes passent devant moi, s’arrêtent, lisent en silence puis s’éloignent en hochant la tête, murmurant tout bas : « Mmmh, mmmh, bien sûr, on peut le dire comme cela. »
Je ne suis pas retournée dans les livres que j’aime tant. Il faut que j’attende la nuit pour retrouver l’obscurité qui sied à ma réflexion. C’est dans un de ces crépuscules vespéraux que j’ai eu cette idée : Et si je racontais ma vie ? Je sais assez de choses désormais pour en parler un tant soit peu. Cela pourrait commencer ainsi :
« Mon premier souvenir ?
Deux globes blanchâtres et bleus placés de part et d’autre d’un promontoire dans lequel s’ouvraient deux grottes profondes… »
Dan Rodgerson
Pour voir la seconde participation de Dan, qui n'a pas de blog :
http://azacamopol.over-blog.com/article-deux-mijoty-sinon-rien-de-dan-rodgerson-2-61790849.html