Quichottine a perdu la consigne
Mais puisqu'on vous dit que la consigne est "Quichottine a perdu la consigne" !
Paulo n'était pas du genre facile à vivre. Amateur d'abus éthyliques et de tabagisme irresponsable, il avait en outre un caractère exécrable dont se méfiaient ses collègues de travail. Ajoutez à cela son physique ingrat, son nez couperosé comme un champignon vénéneux, et son odeur qui faisait penser à une tannerie dans laquelle des trolls auraient déféqué sur des carcasses putréfiées, après avoir mangé des aliments corrompus, et vous comprendrez que personne ne voulait l'accompagner dans son camion jusqu'à la petite fabrique d'écriture, pour aller chercher la consigne. Seul un chien hirsute de race composite acceptait la compagnie de Paulo et des mouches qui allaient avec.
Tous les chemins menaient à la fabrique mais Paulo préférait celui qui longe la côte et l'empruntait toujours à l'heure de la marée basse, ce qui lui permettait de dire que même la mer reculait devant lui. C'est qu'en plus d'être dangereux, il était d'une fourberie, d'une mauvaise foi et d'une hypocrisie sans égal. À sa décharge (publique) il faut préciser qu'il était l'excrétion illégitime d'un vampire de troisième catégorie et d'une sorcière ayant échappé au bûcher à la suite de basses compromissions.
Le camion s'immobilisa devant la petite fabrique dans le crissement de ses freins, la fanfare de ses multiples klaxons et un énorme nuage de poussière.
Il régnait une agitation inhabituelle devant la petite fabrique. L'enseigne "Quichottine et Cie" était éteinte et tous les écrivains notoirement méconnus, les néophytes et les membres du cercle des poètes anonymes qui étaient venus chercher la consigne, désespéraient de la trouver. Des rumeurs abracadabrantesques couraient ainsi qu'elles ont l'habitude de le faire, mais la plus persistante d'entre elles était "Quichottine a perdu la consigne, Quichottine a perdu la consigne".
L'arrivée de Paulo fit son effet habituel. Son odeur de bovin diarrhéique le suivait comme l'écume suit le navire. Elle se répandait, se précipitait, s'infiltrait, s'entortillait, envahissait, asservissait et dévastait les fosses nasales des gens qui s'écartaient devant lui, se piétinaient et se bousculaient par instinct de survie.
La rumeur persistante fit son chemin dans les méandres boursouflés de son cerveau avec la rapidité d'un cheval mort depuis moins de quatre heures. René, anosmique profond depuis sa chute dans les profondeurs du corsage de Ginette (d'où émanaient de longs et mortels effluves musqués) pointa du doigt la fenêtre du bureau de Quichottine. Paulo s'y précipita, mais Quichottine le sentant arriver le stoppa net à l'entrée de son bureau.
-- On ne vous l'a pas dit ? J'ai perdu la consigne.
-- Je vais vous aider à la retrouver.
Paulo était amoureux de Quichottine, mais n'avais jamais avoué cet amour. En cela, il avait eu parfaitement raison car seule la peur de représailles retenait Quichottine de le licencier.
Ce jour-là, Paulo fut ébloui car Quichottine encore plus que d'habitude car elle était d'une beauté surnaturelle, plus belle que Vénus, plus enchanteresse que Parthénope, plus adorable, désirable, bref plus radieuse que toutes les femmes qui ont jamais vécu, vivent ou vivront.
Elle entrouvrit le pourpre de ses lèvres, laissant apercevoir au mastard la nacre humide et attirante de ses belles quenottes et lui lança "J'ai perdu la consigne est la consigne, espèce d'abruti".
Paulo était aux anges. La plus belle, la plus charmante, la plus divine, la plus parfaite des créatures qui aient jamais vécu sur cette terre lui avait parlé, à lui, Paulo, et lui avait dit que la consigne n'était pas la consigne ou quelque chose comme ça.
-- Mais qui a perdu la consigne, que j'étrangle cette crapule de mes mains et piétine son cadavre avec des souliers à crampons ? Crût-il opportun d'ajouter avec un ricanement métallique de poule rouillée, uniquement pour prolonger ce divin instant en présence de celle qui aurait pu être la grande vedette du harem d'un sultan de première classe.
-- Paulo, tu repars immédiatement en n'oubliant pas que la consigne est "Quichottine a perdu la consigne".
Paulo reprit son camion avec un regard de vache qui rumine et la moue de celui qui vient de sucer un citron pas tout à fait mûr.
Dans la cabine, le chien et les mouches étaient inquiets car il ne cessait de rabâcher "Quichottine a perdu la consigne, mais quelle consigne et quelle est la consigne si elle est perdue et pourquoi Quichottine aurait-elle perdu une consigne qu'on ne sait même pas où elle est ? Pas possible que Quichottine ait perdu la consigne, pas elle, pas Quichottine, c'est jamais arrivé. C'était sûrement une putain de consigne qui s'est fait la malle et que si je la retrouve elle le regrettera. Quichottine a perdu la consigne. Quichottine a perdu. Mais qu'est ce qu'elle a perdu, au fait…"
Les gendarmes trouvèrent Paulo mal stationné au bord de la route. À toutes leurs questions, il ne savait que répondre "Quichottine a perdu la consigne".
Face à ces propos d’ahurissante saugrenuité, il ne faisait aucun doute que ce quidam avait le premier étage complètement vermoulu. Ils le conduisirent par conséquent jusqu'à l'asile le plus proche.
Il s'y trouve toujours, et répète inlassablement "Quichottine a perdu la consigne !".
Oncle Dan
http://oncledan.over-blog.com/