désolée de vous envahir avec mes textes, mais j'avais envie de faire vivre un peu ce jeu, comme le dernier n'a guère eu de succès, peu de monde maintenant s'intéresse à cette petite fabrique, il fallait que, peut-être, je vienne m'asseoir sur ses bancs et écouter le silence et le rompre, qui sait?
Les bancs.
Posés, vissés, indéboulonnables, ils agrémentent le repos du promeneur. Ce jardin domine les toits, mais les bancs tout au long du mur ne sont pas tournés vers la ville. Ils font face à un autre mur, un mur de repos, de silence, fait de lierre et de roses mêlées. De silence ? Pas tout à fait : des bourdonnements à la belle saison, des pépiements souvent, et quelques arbrisseaux gazouillent sous le vent.
Un mur de couleurs selon la saison.
Même l’hiver. On imagine l’hiver nu et blanc, c’est pourtant rare un hiver nu et blanc. La pierre varie du beige au gris, rosée parfois, ocre ici, plus jaune là-bas. Les branches brunes la décorent, quelques pousses hivernales surgissent, le soleil glisse aussi, même l’hiver, traçant au gré de la nue et de l’heure du jour une palette variée. Il suffit de s’asseoir et d’observer, de laisser palpiter les rayons joueurs.
Des bancs qui n’existent plus soudain.
Où s’asseoir ?
Les habitués, incrédules, poursuivent leur chemin jusqu’au suivant. Mais le suivant n’est plus là.
Que se passe-t-il ? Qui nous vole les bancs ? dit un vieil homme bougon qui refuse de s’asseoir sur la murette pour lire son journal. Pourtant la murette peut servir aussi, mais c’est vrai que son confort est restreint, pas de dossier, pas de laisser-aller, un pincement dans le dos qui ne veut pas rester.
Un autre arrive, même exclamation, une autre encore, et la jeune fille tout énervée de ne pouvoir réviser sa leçon dans le silence. Et on discute, après mille plaintes, on évoque ces bons moments dans ce jardin en retrait de tout, on loue ses fleurs, ce vieux portail toujours ouvert qui ne grince plus depuis longtemps, c’est rare de nos jours un jardin jamais clos. Oui, c’est rare, dit la dame au chat, celle qui chaque jour retrouve un vieux matou tigré avec qui elle a une drôle de conversation. Mais on s’y fait aux originaux, ici on les accepte ou on les ignore, c’est selon, car ce jardin tout en longueur, peu entretenu à vrai dire, un peu sauvage pour tout dire, tout le monde s’y sent bien, et il ne viendrait à l’idée de personne de juger, moquer, rejeter, car l’indifférence garantit à chacun son bout de tranquillité.
Et tout ce monde se parle pour la première fois.
On marche avec l’un, avec l’autre. La jeune écolière avec la dame au chat, la dame au chat avec le vieux lecteur de journaux, celui-ci avec ce grand timide au gros livre sous le bras…
On se croise, on s’arrête, on se pose des questions, pas seulement sur le temps qu’il va faire, car les nuages s’accumulent au-dessus d’eux, mais sur la ville, sur les roses, la circulation, les tomates qui n’ont plus de goût, sur la beauté des choses, l’eau du robinet, et la mer là-bas que la dame au chat n’a jamais vue.
Ainsi plusieurs jours passent. Le grand timide ose venir avec ses dessins, croque les uns, les autres, le chat et la vigne automnale qui rougit tout comme lui quand on lui demande de montrer ses esquisses. La jeune écolière récite ses leçons au vieux monsieur bougon, qui prend plaisir à les compléter par des anecdotes de l’avant-guerre.
Un autre jour, les bancs sont là. Tout réparés, repeints de neuf, vissés, bien boulonnés. On les regarde un peu de travers, ils sont devenus incongrus, presque importuns, personne n’ose y poser un derrière.
Un autre jour, une jeune inconnue s’assoit, chacun l’observe du coin de l’œil. Peu amical, l’œil. Même le chat, tout allongé sur la murette, derrière le banc, se déplace plus loin.
Grand silence dans l’allée. Le crayon du grand timide suspendu, la leçon d’histoire interrompue. La jeune femme pourtant n’y prête garde, elle semble hors du monde. La dame au chat s’approche. Pour la première fois depuis longtemps son fessier retrouve la pente douce de l’assise du banc quand elle le pose à côté de la nouvelle venue. La conversation s’engage et le bourdonnement reprend. De ci, de là, on s’assoit à nouveau.
Dans le petit jardin au mur de lierre et de roses, les liens tissés ne se défont pas, si celui-ci vient moins souvent, un autre arrive.
C’est un petit jardin perché en haut de la ville, tout en longueur, habité de bancs de bois, de pierres, de fleurs, d’arbres, de chats, de pas mêlées et de conversations.
Polly