L'obscur objet d'obédience
La journée se terminait sous la grisaille comme enveloppée d’une de ces feuilles de calque qui autrefois protégeait les photos de nos albums. Assis dans la partie rehaussée de la salle, j’avais le dos au mur jouxtant le bar et je regardais rêveur les escaliers de la butte Montmartre. Le carrousel y brillait de toutes ses lumières que de petits miroirs reflétaient au centre du manège dans le halo de brouillard d’un automne précoce.
Il s’était arrêté de tourner et je vis au fronton de son toit, posé comme une couronne sur l’ensemble de la structure, l’inscription : « Carrousel Vénitien du XVIIIème siècle ». À vrai dire, je devinais l’inscription que je ne pouvais lire à une telle distance mais je connaissais tellement bien cet endroit que j’étais certain d’en avoir retenu fidèlement l’épigraphe. Mon attention fut attirée par les personnes s’installant à la table de l’autre côté de la salle et je tournai lentement la tête en réfléchissant à cette certitude de connaître le texte du fronton, je n’avais même pas envisagé que je puisse me tromper, que le texte eut pu changer, … « Pourquoi avons-nous ces certitudes ? » me dit un homme assis face à moi que je n’avais pas entendu s’assoir et qui visiblement m’avait vu et même d’avantage, il avait scruté mes pensées. Je restais interloqué face à cet étrange personnage. Sans attendre ma réponse il me dit : « Je m’appelle Mani » et lorsque je voulais me présenter avant qu’un son ne sorte de ma bouche, il a ajouté « je sais ! »
J’aurais aimé vous parler de Mani mais en fait je ne connais de lui que ce visage qui m’avait impressionné. On eut dit un masque vénitien dont les nuances étaient soulignées par des ombres logées dans le relief de sa fine toile cirée blanche. Une structure dorée surmontait le volto[1] telle la protection faciale d’un casque corinthien. Les yeux sombres de l’homme étaient logés en un relief au-delà du masque, plus loin que le reflet du miroir et dont l’intensité du regard produisait cet effet hypnotique des icônes grecques. Quand je pense à notre rencontre, je me dis que c’est impossible, que jamais, je n’aurais pu voir un visage aussi pâle que la lune, aux traits aussi obscurs que son accoutrement composé d’une simple cape le couvrant jusqu’à la tête. Oui, c’est cela, comme dans les bals vénitiens, c’est bien de cela qu’il s’agit, quelqu’un qui sorti d’un bal costumé serait venu s’assoir à ma table sans que je ne le remarque et sans que personne ne l’ait vu entrer ou sortir.
Il était assis et son regard obscur me fixait. Je pensais, en voyant la pâleur de ce que je pris pour un masque, à cette mythologie scandinave selon laquelle la Lune se nommait Mani[2]. Je me souviens également qu’en Franc-Maçonnerie les apprentis étaient réunis sur la colonne du Nord[3] où brille la Lune, ceux-ci doivent s’inspirer de ce symbole de réflexion et de silence.
J’attendais donc patiemment qu’il rompe le silence tout en essayant d’esquiver son regard afin de l’observer de dos grâce au miroir de l’autre côté de la salle mais les gens assis à la table d’en face m’empêchaient de scruter son reflet. Et puis qu’importe, le tabbaro[4] qu’il portait était précisément la garantie de son anonymat. Il fallait que je me fasse une raison, je ne connaîtrais de lui que ce qu’il aurait voulu me dévoiler. Je savais que je devais attendre qu’il dirige notre conversation et que ce serait à lui de m’interroger.
Il attendit apparemment que mon attention lui soit à nouveau accordée et je fus gêné qu’il ait pu soupçonner ma tentative de l’observer par le jeu de miroirs de cette brasserie. Je décidai donc de ne plus esquiver et de ne pas m’interroger d’avantage sur le personnage afin de me concentrer sur la conversation que nous aurions.
« Bien », dit-il, comme s’il avait lu dans mes pensées que mon attention lui serait désormais accordée. Je savais maintenant qu’il me serait impossible de lui mentir, non pas que je m’en sentais incapable mais bien parce que je commençais à considérer l’autorité de mon interlocuteur avec bienveillance et que j’acceptais avec une sorte de soumission l’emprise qu’il avait sur mes pensées et mon comportement.
Il reprit la parole d’une voix grave raisonnant quelque peu sous la larva. Le faciès impassible de mon interlocuteur souligna la fermeté de sa demande: « Maintenant que vous savez ce que je suis venu faire, dites-moi que représente symboliquement cet objet pour vous ! »
« Il peut à la fois représenter les quatre éléments : la terre, l’eau, le feu et l’air mais également les quatre points cardinaux, les quatre saisons et si je le tiens par la branche la plus longue en fonction de son inclinaison, j’aurais un opérateur multiple ou celui d’une addition. En cherchant encore, je pourrais obtenir en multipliant les trois branches libres par les quatre que j’ai réellement à disposition, les douze mois de l’année… »
Mani m’interrompit et affirma : « Toute chose s’explique par l’équilibre des contraires et l’antagonisme de ces oppositions. En quoi, un multiplicateur serait-il un opérateur mathématique s’opposant à l’addition ? Points cardinaux, éléments, saisons etc… ne sont que des amalgames insignifiants. La pratique du symbolisme, en tant que révélation d’une vérité sans que celle-ci ne soit fondée par un raisonnement plus complexe où s’opposent en permanence le vrai et le faux en vue d’établir la réalité des choses, est stérile. Cela ne sert qu’à se gausser et à s’enorgueillir d’inutiles connaissances dont on fait dans le même temps l’aveu de son incapacité à s’en servir ! »
J’étais interloqué, jamais on ne m’avait parlé de la sorte. De plus, je me souviens du plaisir que j’avais à écrire ces discours d’orateur pour des cercles libres penseurs où je savourais d’avance la portée qu’aurait mon raisonnement et je n’en fus jamais déçu. Pourtant, Mani avait raison et me donnait une leçon que je pris avec humilité. Je me rendis compte de surcroît qu’il me tançait d’une manière fort habile car jamais il n’éleva la voix, c’est en moi que l’écho de ces paroles s’amplifiait et me confondait.
Il m’apparut de façon certaine que cet homme-là ne pouvait être que le prophète Mani fondateur du manichéisme. « La pensée profonde du manichéisme est que le royaume des ténèbres doit être surmonté par le royaume de la lumière, non par le châtiment, mais par la douceur, l'amour ; non pas en s'opposant au Mal ou en le combattant, mais en se mêlant à lui ; afin de rédimer le Mal en tant que tel.[5] »
Agissant comme si je n’avais rien dit, je repris la parole. « Cet objet, dis-je en ôtant mon pendentif, est la représentation de la souffrance, du mal que firent les hommes à l’un des leurs tandis que celui-ci sans haine regardait ses tortionnaires comme s’il s’agissait de ses fils et qu’il les considérait comme tels. Cet homme mourut d’une horrible façon alors qu’il prétendait être l’incarnation du bien. Le symbole est donc celui de la victoire du bien sur le mal. »
« Subjectif ! » me répondit Mani et de poursuivre « le port d’armes devrait dès lors être autorisé car chaque arme peut être considérée comme le symbole d’une souffrance affligée à d’autres dans le but parfois de vaincre le mal et partant, on pourrait considérer que vaincre le mal c’est faire le bien mais voilà, là est la faute de raisonnement ! Si on fait appel au mal pour détruire le mal, on augmente la force du mal. Il n’y a que le bien qui puisse s’opposer durablement au mal. »
Je ne l’avais pas vu tendre la main, je n’ai d’ailleurs jamais vu ses mains sous sa cape vénitienne mais par contre le pendentif que j’avais enlevé
me fut bel et bien dérobé au terme de son explication.
Il se leva et me dit : « ce que tu m’as remis a la forme de l’épée de Saint Louis et de celle de Jeanne d’Arc qui gardent les portes du Sacré Cœur en haut de cette butte. Tu vois une religion qui prône l’Amour fait la guerre au nom du bien car elle ne sert qu’à fanatiser et relier les gens et peu importe le bien ou le mal, cet obscur objet d’obédience n’est que le signe de ta soumission à l’atavisme des traditions séculaires qui te privent de ta liberté. Si tu veux vivre libre, fuis les religions, ne les combats pas, elles sont expertes à faire le Mal ici-bas et tu ne pourras te battre à armes égales puisque seul le Bien, c’est-à-dire l’Amour véritable peut lui être opposé. N’obéis à personne, refuse tout Maître et tout Dieu en t’écartant de leurs chemins et si ces mots résonnent en toi aujourd’hui, c’est que tu m’as écouté, moi ta conscience ».
Il se leva et s’en alla, je tentai de le voir dans le miroir face à notre table. Cette fois il aurait dû être visible en se levant puisque de sa stature il dépassait largement les gens assis de l’autre côté. Je ne vis pas son reflet et ma distraction à peine dissipée, je me tournais vers la porte que je ne voyais pas se refermer et que je n’ai pas entendu s’ouvrir alors que Mani était sorti.
Je quittai la brasserie lorsque la nuit était venue, je ne sais si je suis resté longtemps après notre conversation mais je me souviens que le serveur me sortit de ma torpeur en disant qu’il allait fermer l’établissement.
Dehors, les volutes de brouillard étaient suspendues autour du carrousel éteint et la profondeur de la nuit emporta Mani comme elle avait emporté le Horla[6]. Je pensais à Maupassant et me dis que moi aussi, j’avais la preuve de l’intrusion d’un étrange personnage dans ma vie puisqu’il avait pris mon pendentif et les tâtonnements que je fis autour de mon cou à l’aide de la paume de ma main droite en attestaient de manière certaine.
Je n’avais plus Dieu, ni Maître et je m’étais débarrassé d’un grigri que les chrétiens portent encore en sautoir ou en pendentif. Jamais un geste de cet ordre ne m’avait soulagé d’un tel poids.
Enfin, libre…
Albert Galoy
[1] « La Bautta servait à se protéger, se dissimuler parfaitement. Le porteur de masque cachait son identité d'homme ou de femme et laissait une
grande liberté de mouvement. Un capuchon couvrait la tête jusqu'aux épaules, tout en laissant le visage libre. Ce capuchon était en général en
soie, garni d'une dentelle. Il descendait jusqu'à la taille. La partie libre du visage était cachée à son tour par le «volto» ou «Larva». Source :
http://lesnuitsdejoviac.asso-web.com/28+les-masques-du-theatre.html
[2] « Dans la mythologie nordique, Mani (ou Máni), fils de Mundilfari et Glaur, est le dieu de la Lune et le frère de la déesse du Soleil Sol. »
Source http://fr.wikipedia.org/wiki/Máni
[3] La colonne du Nord est en fait la série de sièges rangée dans le sens de la longueur à la droite de l’entrée d’une pièce rectangulaire où se
tient la cérémonie des travaux maçonniques. Dans ce lieu nommé temple par les francs-maçons, c’est à cet endroit que s’assoient les apprentis.
http://truthlurker.over-blog.com/article-5543083.html
[4] http://www.e-venise.com/shopping-tabarro-venise.htm
[5] http://fr.wikipedia.org/wiki/Mani_(prophète)
[6] http://maupassant.free.fr/pdf/horla.pdf
Article publié sur le blog de Ducdame à l'adresse suivante :
http://www.ducdame.org/article-l-obscur-objet-d-obedience-65619919.html