L’accordeur de piano.
Le piano attendait avec impatience et regardait par la fenêtre pour voir si la providence n’allait pas descendre, un jour, des nuages. Pourquoi les nuages ? Lui demandait-on, en voyant ses touches d’ivoire se teinter d’un méchant jaune. Parce que les nuages sont magiciens rétorquait l’instrument heurté par tant d’incompréhension.
« Il va mal » se dit la musicienne qui s’empressa de refermer la fenêtre.
La joie avait déserté cette maison quand la dame aux cheveux blancs avait décidé de prendre sa retraite et de fermer pour toujours le socle de bois sur les touches de son piano. Le bel instrument s’était ramassé et aigri avec le temps. Les pédales s’étaient recouvertes d’une pellicule vert de gris. Son bois noir si parfumé devenait le refuge de vers sans poésie et les notes qui laissaient échapper des notes prenaient lourdement la clé de sol avant de prendre celle des champs plus jeune et plus verte. Le piano baillait d’ennui devant les trophées encadrés du temps du succès de sa musicienne préférée, devant les vases de fleurs séchées et devant la lourde tenture qui l’empêchait de voir la course des nuages. Il se rappelait le temps où il trônait en star sur la scène de la salle Pleyel. Du temps où il étincelait de toute la brillance de son bois précieux et laqué. Tant de jeunes filles à robes longues avaient caressé ses touches, tant de jeunes hommes raidis dans des habits de cérémonie avaient extrait de ses notes de déchirants concertos.
Il avait vieilli. Insensiblement d’abord, puis le son devenant moins juste, on avait retiré l’instrument de l’affiche. Mais il ne se plaignait pas car il coulait des jours heureux dans le salon qui s’ouvrait sur un jardin merveilleux. Un jardin qui l’enchantait de musique.
Un jour, il fallut se rendre à l’évidence. Il était au plus mal. Le désaccord de ses entrailles le faisait hurler de douleur et la musicienne, avait les mains pleines de rhumatismes. Malgré crèmes et onguents elles refusaient de lui obéir. Le piano fut refermé sur sa peine. Son cœur se mit en berne et son bois s’écailla. La dame ne fredonnait plus le matin et le jardin avait lui aussi attrapé le mal de l’hiver.
Mais un soir alors que l’orage tambourinait les nuages, les cumulonimbus chargés de cuivres rutilants laissèrent échapper une pluie d’accordeurs en tout genre.
Accordeur d’amour pour les cœurs en souffrance, accordeur de temps pour gens pressés, accord d’heures pour arrondir celles qui passent trop vite…
Un jeune homme maigre, à la longue sacoche tomba par la fenêtre pénétra dans le salon par un vasistas entrouvert. Un accordeur de pianos. Il mit le doigt sur la corde raide, la pinça et la frappa. C’était douloureux et indispensable pour lui redonner toute sa vibrante tonalité. Il graissa les pédales, nettoya les touches d’ivoire qui étincelèrent d’une deuxième jeunesse. Les blanches et les noires se bousculèrent pour rentrer sagement dans leur écrin.
Comme par enchantement, la musicienne aux mains déformées par les rhumatismes put de nouveau sentir la musique couler dans ses veines. Elle ouvrit sa fenêtre et remarqua le vieux monsieur d’en face qui arrachait des sanglots à un triste violon tsigane.
Le piano se mit à jouer haut et clair. Il revivait une seconde jeunesse et l’éclat de sa patine ravivait les objets aux couleurs éteintes du salon. L’accordeur était reparti comme il était venu et laissa la clé du bonheur. D’autres pianos, d’autres violons dont un stradivarius rongé par le temps l’attendaient dans la course échevelée des nuages.
Claudie.