Il suffit de passer le pont
« Je n’ai pas mis les bonnes chaussures ce matin », se disait-elle en boucle, comme pour se punir d’être ce qu’elle était devenue, d’être tombée si bas, tellement bas que sa détresse même ne lui semblait plus recevable. Elle avançait, le buste incliné vers l’avant, les muscles crispés, le souffle court, l’esprit désemparé, tout entier tenaillé par ce tourment unique : elle avait mal aux pieds !
Cela avait commencé par un élancement rouge, sournois, insidieux, lancinant, localisé à l’extrémité de ses orteils. Au début, elle avait juste essayé de ne pas y penser, de marcher de façon différente en attaquant le sol avec le talon, en se faisant plus légère … Mais bientôt, le reste du pied avait suivi. La plante du pied était devenue brûlante, collante, prête à partir en lambeaux comme si elle marchait sur des braises. La douleur maintenant irradiait dans tout le mollet et remontait le nerf sciatique. Engoncée dans son manteau trop chaud pour la saison, elle se mit à transpirer. Elle avait mal au cœur, mal au dos, mal à la tête, mal aux dents… Son corps peu à peu, était devenu comme une grande flamme qui la dévorait toute entière ! Elle était au supplice ! Des larmes embuèrent sa vue, elle chercha un mouchoir que bien sûr, elle ne trouva pas !
Pourtant, elle avait passé toute la veille à se préparer. Elle avait vainement cherché quelque chose qui pourrait convenir pour cet entretien d’embauche, mais elle avait tellement grossi ces derniers temps ! Elle avait donc acheté en catastrophe un pantalon et un pull en soldes sur le marché. Pour cacher sa misère, elle avait pensé que le manteau ferait l’affaire. Mais quand elle avait voulu trouver une paire de chaussures, elle s'était rendu compte que les seules qui pourraient convenir étaient ces bottines à talons oubliées par sa fille ! Elles étaient trop petites pour elle mais tant pis, si elle prenait le bus, elle n’aurait pas long à marcher ! Seulement voilà, la RATP avait déclenché une grève surprise et elle se retrouvait sur ce pont, prête à hurler, à la limite de vomir là, au-milieu de cette foule indifférente! Tout ça pour quoi ? De toute façon, elle n’y croyait plus aux entretiens d’embauche ! Elle était bien trop vieille, trop moche, trop grosse, trop défaitiste ! Elle n’avait pas encore ouvert la bouche que déjà, elle lisait dans leur regard, qu’elle ne ferait pas l’affaire ! Oui pour quoi et surtout pour qui ? Ils l’avaient tous abandonnée !
Elle s’arrêta un instant à l’extrémité du pont. La lumière du matin balayait la surface du fleuve qui fumait par endroits. Au loin, une tendre buée enrobait tous les arbres. Elle se laissa absorber par la sérénité de l’eau polie comme un miroir. Peu à peu, les battements de son cœur s’apaisèrent et un souffle d’air frais passa sur son visage. Les gens passaient derrière elle, mais elle n’en percevait que les ombres, obliques et sautillantes. Toute sa vie, elle aussi, elle n’avait été qu’une ombre ! Et si …Il lui sembla que l’eau l’appelait, lui caressait les cheveux, le front, comme sa mère quand elle était petite. Cela semblait si simple ! Elle se pencha, prête à basculer, lorsque soudain un chat noir se glissa entre ses jambes. Il était maigre et implorant. Son nez saignait et une de ses oreilles était déchirée. Ses yeux d’or semblaient comprendre son désarroi. Trois mois à peine et il savait déjà la dure loi du faible contre les forts !
Distraite, elle se courba, caressa le chat qui se faisait de plus en plus pressant dans sa quête. Elle le prit dans ses bras et sans savoir comment, les mots lui vinrent dans un murmure, toute une litanie de petits mots niais, de ces sortes de mots qui surgissent soudain, presque sans les penser et que l’on dit pour l’autre tout autant que pour soi :
« Mon doux minet, mon roudoudou, ma petite perlotte, mon joli diable, mon chatounet, viens donc me dire tes misères ! Oh, mais toi aussi tu sembles mal en point et tu dois avoir faim ! Pauvre noiraud, en plus on ne doit pas être tendre avec toi, les gens sont si bêtes parfois ! Ah ! Mais ils ne t’ont pas raté! Fais-moi voir cette oreille un peu ! Tu t’es battu pour quoi dis-moi ? Une boîte de sardine déjà vide ? Ça te dirait si on s’en ouvrait une ? Une petite fête que pour nous deux ? Si ça se trouve, il me reste une boîte de thon ! »
Elle s’était mise à le bercer avec tendresse. Alors, le chaton confiant cala son museau déchiré dans le creux de son cou et se lova en ronronnant dans la chaleur de son manteau.
« Ah ! Mais tu es un malin toi ! Je crois que tu viens de réussir ton entretien d’embauche ! »
Alors, elle arracha ses chaussures en riant et elle les balança par dessus le parapet, comme si elle venait de faire une bonne farce à la vie ! Puis, moitié courant, moitié dansant, elle repartit chez elle, sans se soucier du regard des passants.
Azalaïs
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