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16 décembre 2009 3 16 /12 /décembre /2009 11:59

         

Il suffit de passer le pont


          « Je n’ai pas mis les bonnes chaussures ce matin », se disait-elle en boucle, comme pour se punir d’être ce qu’elle était devenue, d’être tombée si bas, tellement bas que sa détresse même ne lui semblait plus recevable. Elle avançait, le buste incliné vers l’avant, les muscles crispés, le souffle court, l’esprit désemparé, tout entier tenaillé par ce tourment unique : elle avait mal aux pieds !

               
            Cela avait commencé par un élancement rouge, sournois, insidieux, lancinant, localisé à l’extrémité de ses orteils. Au début, elle avait juste essayé de ne pas y penser, de marcher de façon différente en attaquant le sol avec le talon, en se faisant  plus légère … Mais bientôt, le reste du pied avait suivi. La plante du pied était devenue  brûlante, collante, prête à partir en lambeaux comme si elle marchait sur des braises. La douleur maintenant irradiait dans tout le mollet et remontait le nerf sciatique. Engoncée dans son manteau trop chaud pour la saison, elle se mit à transpirer. Elle avait mal au cœur, mal au dos, mal à la tête, mal aux dents… Son corps peu à peu, était devenu comme une grande flamme qui la dévorait toute entière ! Elle était au supplice ! Des larmes embuèrent sa vue, elle chercha un mouchoir que bien sûr, elle ne trouva pas !

               
              Pourtant, elle avait passé toute la veille à se préparer. Elle avait vainement cherché quelque chose qui pourrait convenir pour cet entretien d’embauche, mais elle avait tellement grossi ces derniers temps ! Elle avait donc acheté en catastrophe un pantalon et un pull en soldes sur le marché. Pour cacher sa misère, elle avait pensé que le manteau ferait l’affaire. Mais quand elle avait voulu trouver une paire de chaussures, elle s'était rendu compte que les seules qui pourraient convenir étaient ces bottines à talons oubliées par sa fille ! Elles étaient trop petites pour elle mais tant pis, si elle prenait le bus, elle n’aurait pas long à marcher ! Seulement voilà, la RATP avait déclenché une grève surprise et elle se retrouvait sur ce pont, prête à hurler, à la limite de vomir là, au-milieu de cette foule indifférente! Tout ça pour quoi ? De toute façon, elle n’y croyait plus aux entretiens d’embauche ! Elle était bien trop vieille, trop moche, trop grosse, trop défaitiste ! Elle n’avait pas encore ouvert la bouche que déjà, elle lisait dans leur regard, qu’elle ne ferait pas l’affaire ! Oui pour quoi et surtout pour qui ? Ils l’avaient tous abandonnée !


       
              Elle s’arrêta un instant à l’extrémité du pont. La lumière du matin balayait la surface du fleuve qui fumait par endroits. Au loin, une tendre buée enrobait tous les arbres. Elle se laissa absorber par la sérénité de l’eau  polie comme un miroir. Peu à peu, les battements de son cœur s’apaisèrent et un souffle d’air frais passa sur son visage. Les gens passaient derrière elle, mais elle n’en percevait que les ombres, obliques et sautillantes. Toute sa vie, elle aussi, elle n’avait été qu’une ombre ! Et si …Il lui sembla que l’eau l’appelait, lui caressait les cheveux, le front, comme sa mère quand elle était petite. Cela semblait si simple ! Elle se pencha, prête à basculer, lorsque soudain un chat noir se glissa entre ses jambes. Il était maigre et implorant. Son nez saignait et une de ses oreilles était déchirée. Ses yeux d’or semblaient comprendre son désarroi. Trois mois à peine et il savait déjà la dure loi du faible contre les forts !

 

 Distraite, elle se courba, caressa le chat qui se faisait de plus en plus pressant dans sa quête. Elle le prit dans ses bras et sans savoir comment, les mots lui vinrent dans un murmure, toute une litanie de petits mots niais, de ces sortes de mots qui surgissent soudain, presque sans les penser et que l’on dit pour l’autre tout autant que pour soi :

« Mon doux minet, mon roudoudou, ma petite perlotte, mon joli diable, mon chatounet, viens donc me dire tes misères ! Oh, mais toi aussi tu sembles mal en point et tu dois avoir faim ! Pauvre noiraud, en plus on ne doit pas être tendre avec toi, les gens sont si bêtes parfois ! Ah ! Mais ils ne t’ont pas raté! Fais-moi voir cette oreille un peu ! Tu t’es battu pour quoi dis-moi ? Une boîte de sardine déjà vide ? Ça te dirait si on s’en ouvrait une ? Une petite fête que pour nous deux ? Si ça se trouve, il me reste une boîte de thon ! »


Elle s’était mise à le bercer avec tendresse. Alors, le chaton confiant cala son museau déchiré dans le creux de son cou et se lova en ronronnant dans la chaleur de son manteau.


« Ah ! Mais tu es un malin toi ! Je crois que tu viens de réussir ton entretien d’embauche ! »


Alors, elle  arracha ses chaussures en riant et elle les balança par dessus le parapet, comme si elle venait de faire une bonne farce à la vie ! Puis, moitié courant, moitié dansant, elle repartit chez elle, sans se soucier du regard des passants.

 

 

Azalaïs

 

 

http://marge-ou-greve.over-blog.com/


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commentaires

E
<br /> suite à ton commentaire ... ok pour les pataugas , vendu alors!!!!!<br /> <br /> <br />
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A
<br /> si sa fille les a laissées Gazou, c'est qu'elle ne les met plus! Alors pourquoi encombrer ses placards!<br /> <br /> <br />
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G
<br /> bien ou mal chaussée, tu nous embarques avec toi et on ne peut plus te quitter...mais dis donc c'était les chaussures de sa fille et elle les jette?C'est très bien raconté...Tu nous donnes à<br /> partager tout ce qui habite cette personne.<br /> <br /> <br />
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M
<br /> merci pour ce beau et bon texte qui nous mène ou tu veux aller,à savoir que les obligations actuelles ,quelques qu'elles soient ne valent rien à coté d'un bel échange au bon moment avec "ce qui<br /> vit" et ne fait pas mal!!!!!bisou arieth<br /> <br /> <br />
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A
<br /> mais oui Elise, il suffit de si peu parfois pour redonner le goût de vivre!<br /> Merci à tous<br /> <br /> <br />
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E
<br /> on se croirait pris dans un roman ,l'histoire d'une femme triste désemparée, n'ayant plus confiance en elle,ni en la vie,mais tentant tout de mème l'impossible(elle le voit comme cela).Heureusement<br /> sur son chemin,la rencontre inespérée d'une âme tendre mème "animale"qui lui donne une autre vision et ceci la réconforte à la bonne heure!! (j'aime bien la "réussite au contrat d'embauche").pas le<br /> cas pour cette femme ,mais elle se racrochera sans doute dans un temps futur du moins on lui souhaite.<br /> <br /> <br />
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B
<br /> une très belle histoire Aza, comme d'habitude.<br /> <br /> <br />
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C
<br /> J'aime beaucoup cette nouvelle si juste et si émouvante. En peu de mots, tout est dit.<br /> La solitude, le rejet et la tendresse. Et quand il s'agit d'un chat, je fonds.<br /> <br /> <br />
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A
<br /> Un petit bobo qui réveille tous les gros, et un chaton, simple et douce rencontre pour remonter sur le pont...<br /> Bravo pour ce texte si émouvant...<br /> <br /> <br />
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R
<br /> il n'y a qu'un mot qui me vient pour ce texte. superbe. il est superbement écrit.<br /> <br /> <br />
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M
<br /> Un beau texte Aza que je ne connaissais pas<br /> mais que dire sinon comme mon précédent commentaire pour Polly , mieux vaut rester à l'aise dans ses baskets pour marcher, de toute manière, tricher n'avance à rien, on nous retrouve toujours sous<br /> notre naturel qui va de soi ! Bisous et ravie de te lire même si ce dernier était déjà paru pour une autre consigne<br /> <br /> <br />
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P
<br /> Je me souvenais de ton texte, de cette émotion à la suivre jusqu'au pont. Et ce chaton aussi.<br /> On a eu la même idée, et elle n'était pas mauvaise, il faut réveiller parfois les vieux écrits.<br /> Je trouve que le tien correspond bien à l'ambiance actuelle, et tu as raison de me dire de laisser toutes ces chaussures inutiles et d'être bien dans celles qui me conviennent.<br /> Notre présence au monde ne vaut pas tout le mal qu'on se fait.<br /> <br /> <br />
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A
<br /> Tout comme Polly, j'ai ressorti une consigne d'écriture donnée par Paroles plurielles, ce qui explique le même départ de texte.<br /> <br /> <br />
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