Faux départ.
C'est l'histoire d'un pianiste sur l'océan, né sur le Virginian, un paquebot, en 1900. Adopté par un mécanicien noir, il ne pourra jamais descendre à terre. On ne sait comment il apprend à jouer en virtuose du piano, mais c'est ainsi, c'est le plus grand, c'est Novecento.
Novecento, pianiste (Alessandro Barrico)
Danny Boodmann T.D. Novecento allait descendre du Virginian, dans le port de New-York, un jour de février, après trente deux années passées en mer, il allait descendre à terre pour voir la mer.
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Ce fut à la troisième marche qu'il s'arrêta. Brusquement.
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Novecento, immobile, un pied sur la deuxième marche et un pied sur la troisième. Il resta comme ça une éternité.
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- Novecento avance, lui dis-je de toutes mes faibles forces de lectrice. Tu vas enfin voir la mer, toi qui ne la connais que de ton bateau, tu vas pouvoir l'admirer des plages de sable ou de galets, tu vas pouvoir enfin marcher dans les vagues.
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- Je ne peux pas.
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- Que vois-tu qui t'en empêche?
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- Je vois la foule... tous ces gens! Sur le Virginian, il y en a deux mille tout au plus, ici, cette démesure... une fourmilière, comment puis-je me retrouver dans une fourmilière?
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- Mais Elle, tu ne la vois plus? Tu ne veux plus la suivre?
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- Elle a disparu, son chapeau ressemble à tous les chapeaux, elle a disparu de mes yeux, de mes sentiments. Ce n'était qu'une illusion, elles sont toutes si semblables ces femmes en chapeau.
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- Et la terre, les collines, la verdure, les montagnes, les arbres, Novecento, les arbres et les fleurs sauvages, les animaux...
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- Qu'importe! Je les connais mieux que personne. Depuis tant d'années que je voyage j'en ai entendu des paysages, je les ai si bien imaginés...j'ai peur...
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- Tu as peur?
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- Peur, oui, d'être déçu, et cela pour toujours...
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- Mais Novecento, tente là cette terre, après tu reviendras sur ton bateau.
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- Si je la tente, je la perds à jamais... elle m'enfermera, comme dans une tombe, et dans une tombe, c'est le silence.
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- Le Virginian est tout autant un caveau... Ecoute-moi encore: là-haut, sur le pont Tim te regarde et je vois dans son maintien un espoir, il pense encore que tu vas réussir. Tu vas décevoir ton ami, tu vas tous nous décevoir, quelques-uns se moquent déjà de toi, mais d'autres serrent les poings en espérant que tu franchisses ces dernières marches et qu'enfin tu deviennes l'homme que tu dois être.
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- Mais je suis déjà l'homme que je dois être, il n'y en a pas d'autre en moi, je suis le pianiste des mers, je ne saurais pas être quelqu'un d'autre. Je fais rêver les passagers, les immigrants tout autant que les premières classes, je les fais valser, chanter, avaler des kilomètres d'eau en pompant leur ennui. Et je rêve avec eux, j'invente leur pays, j'invente leur histoire, je vis à travers eux, quelle autre vie voudrais-tu pour moi?
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- Je voudrais que tu la retrouves dans la foule, que tu lui prennes la main...
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- Je ne peux pas, tu me fatigues lectrice, et si tu aimes la musique, laisse-moi remonter.
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- Tu n'entends plus de musique, c'est ça?
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- Plus une seule note.
Il finit par faire une chose bizarre. Il enleva son chapeau, passa la main par dessus la rampe, et laissa tomber le chapeau.... Novecento remontait ces deux marches, en tournant le dos au monde, avec un drôle de sourire sur le visage.
Polly