L’ORCHESTRE
Une pointe de soleil traversa le ciel. Il fit pour la première fois de sa vie un écart, l’amorce d’une fugue. Il décida de ne pas travailler aujourd’hui.
Les brocanteurs étalaient la marchandise au-delà des trottoirs. Ils faisaient une pose, se passaient la bouteille de beaujolais entre collègues et partageaient un saucisson charnu sur de belles tranches de pain. Ils retiraient progressivement les bâches sur leur bric à brac car le soleil avait définitivement rayé les nuages. Le petit homme gris s’engouffra avec bonheur, dans les ruelles bruyantes et animées à la recherche de vieilles cartes postales. Sa folie, sa lubie de collectionneur. Et, c’est alors qu’il le vit à côté d’un ours en peluche détrempée : un gramophone au pavillon en forme de fleur gigantesque. Il s’arrêta béat sous l’œil vivement intéressé du propriétaire qui découvrit totalement l’objet convoité.
Il est en parfait état de marche lui dit l’homme et j’ai même quelques 78 tours en réserve. « C’est une pièce unique. N’ayez pas peur, Monsieur. Approchez…
Oui, approchez. N’ayez pas peur ! »
Il n’avait pas rêvé. Le pavillon émettait des sons doux et musicaux. Une mélodie qui l’appelait.
Ne soyez donc pas si timide tintinnabulaient les notes à ses oreilles qui rougirent et s’enflammèrent car une femme sublime sortait du cœur de la gigantesque fleur. Une femme, la tête ceinte d’une couronne de lys blanc et le corps revêtu de mousseline aérienne. Elle se déplia, secoua ses longs cheveux et des gouttes de rosées s’éparpillèrent en notes cristallines. Il eut peur qu’elle ne prit froid et lui entoura les épaules de sa veste. Elle lui sourit de ses jolies dents de nacre et se lova contre lui. Bien au chaud au creux de ses bras, la chevelure de soie déroulée contre sa poitrine, elle lui susurra que la vie est musique, couleurs, lumière et beauté. Un piano effleura ses touches ivoirines, un violon lui répondit aussitôt et un archet épousa le bras en bois de loupe du petit homme qui se transforma en instrument. Il pinça les cordes et les nuages s’ouvrirent sur un arc en ciel qui diffusa toutes ses couleurs sur la ville.
Des oiseaux pépièrent sur les fils transformés en partitions musicales. Le gros brocanteur, un peu magicien arrondit son ventre en forme de contrebasse et les cuivres d’une banale batterie de cuisine se fondirent en notes d’or. La baguette du petit homme en queue de pie désormais dirigeait un orchestre d’objets hétéroclites et colorés. Ils se déversèrent dans les rues avoisinantes et franchirent des ponts qui arrêtèrent la joyeuse fanfare le temps d’un soupir. Les souliers vernis du petit homme dansaient légers devant lui.
Ils arrivèrent tous devant son petit logement de banlieue. La vieille Clio, coincée au garage agita ses phares allumés. La femme du petit homme, dérangée par la sérénade referma vivement la fenêtre et appela la police car un big band ameutait le quartier et troublait la quiétude des travailleurs honnêtes. La police arriva. Les boutons de cuivre des uniformes se détachèrent du peloton pour rejoindre l’orchestre. On appela les pompiers à la rescousse. Les gros tuyaux se contorsionnèrent et déversèrent un flot de sons un peu sifflants, discordants mais se pliant malgré tout à la partition.
Il ne touchait plus terre dirent les gens du quartier. Il dansait dans un autre monde. Celui habité par Euterpe la muse de toutes les musiques, de toute la poésie. Une muse aérienne et chaude comme une brise d’été.
CLAUDIE