Une légère perturbation
Il avait un lit austère dans la petite alcôve, mais un fauteuil moelleux au salon, à égale distance de la radio et de la télévision.
Il s'installait à chacun des horaires qu'il avait relevés sur une feuille, à portée de main sur la table basse, accompagnés des stations ou des chaînes et des noms des présentateurs ou présentatrices.
Bien sûr, il préférait certains bulletins à d'autres mais il essayait chaque jour d'entendre les plus divers, en jonglant avec les télécommandes.
"Arrivée d'un front nuageux par le nord-ouest. Une dépression s'installe sur l'Angleterre. On peut prévoir un renforcement des vents qui souffleront en rafales sur les côtes atlantiques..."
Le temps avait si peu d'importance dans sa vie qu'il en avait fait une obsession. Il ne cultivait rien, ne sortait pas en mer, n'aimait rien de ce qui se faisait en plein air, passait le plus clair de ses journées chez lui, trouvant un rythme - se l'imposant - à travers les bulletins météo.
Il avait d'abord été étonné de les voir se multiplier, se détacher des informations, devenir un programme en soi. Ils avaient engendré de nouvelles vedettes, les présentateurs avaient changé de ton sans toutefois perdre la dominante de sérieux indispensable à la scientificité du sujet.
Mais bientôt, il s'aperçut qu'un nombre incalculable de personnes écoutait ou regardait la météo dont le vocabulaire faisait irruption dans les conversations.
Tous ceux qui n'avaient rien à se dire parlaient du temps; mais c'étaient aussi les premiers mots des conversations à venir. On commençait par cet extérieur partagé, comme pour se rejoindre dans l'impuissance à agir sur le destin. On pouvait ensuite entrer dans la vie de l'autre.
Lui, ça ne lui servait qu'à exister auprès de la boulangère et du gardien de l'immeuble. Il y avait longtemps qu'il avait cessé de parler vraiment.
Il aimait les grandes catastrophes naturelles qui tenaient un pays en haleine et faisaient dire à chacun: "on est bien peu de choses" . Les ouragans, les typhons tropicaux, il les aurait aimés plus près de lui, avec quelques morts et des jours d'angoisse, coupé du monde.
Assis dans son fauteuil, il écoutait la voix sans yeux qui lui disait les brouillards matinaux, les éclaircies et le soleil qui arrivait à s'imposer. Il avait parfois l'impression qu'on parlait de lui et son humeur se calquait aux tendances du jour.
A la télévision, c'était un peu différent, ce personnage plat qui gesticulait devant une vue de satellite. Certains jours, il coupait le son et souriait de cette involontaire légèreté des images.
Ce jour-là, il pleuvait beaucoup. Il fallait pourtant qu'il sorte acheter le programme de la semaine. Il la vit devant la porte brillante et massive d'un immeuble ancien. Elle était jeune et pourtant tellement sérieuse. Elle n'avait qu'une veste courte, rien ne la protégeait. Elle ne se serrait pas contre le mur abrité. La pluie coulait le long de ses joues et s'arrêtait dans son col. Elle frémissait à peine quelquefois: une goutte froide avait dû rouler dans son cou.
Elle était tournée vers la porte, elle attendait quelqu'un, sûrement quelqu'un qui lui était cher pour ne pas sentir la pluie. Pour elle non plus le temps n'avait pas d'importance; elle avait une vie. Elle était victorieuse alors que lui n'était que transparent.
"Les pluies continueront à tomber sur l'ensemble du pays et ne commenceront à faiblir qu'en début de soirée. La Corse bénéficiera d'un ciel clément avec des températures au-delà des normales saisonnières..."
Il se souvenait du bulletin du matin et souhaitait qu'effectivement la pluie ne cesse pas et que personne ne sorte de l'immeuble. A quelles intempéries ses sentiments pouvaient-ils résister ?
Elle semblait capable de laisser l'eau d'un raz de marée monter autour de ses chevilles et de ses cuisses sans même que ses yeux n'en cherchent la provenance. Elle ne regardait pas la porte. Elle était à l'intérieur d'un autre temps que celui du monde, elle battait les secondes d'une certitude de bonheur.
Lui était trempé et sentait l'humidité assombrir son regard. Il maudissait cette pluie qu'il aimait tant voir couler sur ses vitres et perler aux feuilles des arbres quand il était assis dans son fauteuil.
Il glissa son journal gondolé sous son imperméable, tourna le dos à la chaleur de cette femme et se précipita chez lui. Il était 10 H 37, il ouvrit la radio.
" La météo avec Météo France et René Chaboux.
Malgré le niveau élevé du baromètre, ce ne sera pas une bonne journée pour le soleil. La couche nuageuse va se scinder en deux le long d'une diagonale Strasbourg-Bordeaux. En conséquence..."
Moon