Les mains de Benjamin
Elle leva le visage vers la montagne. Le torrent dévalait la pente pour se terminer en cascade dans cette cuvette. En aval le torrent un peu plus large longeait une grande bâtisse. Depuis le matin elle avait marché par les chemins de randonnée dans un but bien précis, retrouver l'atelier de maître Dujardin. Sa grand-mère lui en avait tellement parlé, racontant le chant du torrent, le grincement de la roue à aubes et le cliquetis des chaines des métiers à tisser. Assise sur les genoux de son aïeule elle écoutait et l'encourageait : « Allez Grand-ma, raconte encore ! ».
Et la voila, quelques trente ans plus tard regardant le vieil atelier du maître tisserand. Elle reprend sa marche, la pente est abrupte et malgré son impatience, prend tout son temps pour dévaler le sentier.
De loin elle avait eu l'impression que la cloche allait sonner pour autoriser les ouvriers à sortir pour déjeuner au soleil dans la petite clairière. Dans le torrent les bouteilles de vin étaient mises à rafraichir. De près, elle ne pu que constater la vétusté des murs. Des morceaux de grosses ardoises jonchaient le sol au pied des murs.
Elle entreprit de faire le tour du bâtiment enjambant les ronces qui couraient sur le sol, contournant le buisson d'orties. A L'arrière du bâtiment, on avait détourné une partie du torrent qui s'engouffrait sous le mur de la roue à aubes. Grand-ma lui avait raconté le buisson d'aubépines qui grimpait le long du mur et qu'il fallait tailler pour que la plante n'envahisse pas le mécanisme. Personne n'avait imaginé l'arracher. Maintenant les ronces recouvraient tout. La roue à aubes était entravée par les branches.
Remontant le long du bâtiment elle s'approcha de la porte de bois à deux vantaux. C'était la seule ouverture encore occultée, les fenêtres n'avaient plus ni volets ni carreaux. Elle rebroussa chemin pour emprunter la petite porte grande ouverte qu'elle avait entraperçu. A l'intérieur, il faisait sombre et humide. Quand ses yeux se furent accommodés à l'ombre. Elle était dans une petite pièce, un pied de chaise gisait dans un coin, dans l'autre on pouvait deviner les restes d'un bureau et au mur un morceau d'affiche vantant les avantages du métier «Jacquard ». Elle sourit. Cette affiche, Grand-ma lui en avait parlée. Dans le bureau du contremaître, elle était immense ... certainement, pour la petite fille qu'elle était alors. Elle avança vers la pièce voisine et découvrit ce qui devait être l'atelier de tissage des toiles de lin pour le linge de maison. En levant la tête elle put apercevoir le haut des grands métiers avec les restes de chaines qui pour certaines descendaient jusqu'au sol. Des hommes travaillaient sur ces grands métiers. Souvent des jeunes, fils cadets de fermiers qui venaient travailler là parce qu'il n'y avait pas assez de travail à la ferme. Grand-ma accompagnait sa mère qui préparait les draps et nappes de pur lin pour les brodeuses. Grand-ma aidait sa mère à vérifier si le travail de broderie ne serait pas gâché par un défaut de tissage, ensuite seulement les pièces de tissu étaient coupées aux bonnes dimensions et les motifs à broder poncés. Quand les brodeuses rapportaient leurs ouvrages elle était chargée de les vérifier. Tout cela se passait dans le brouhaha des métiers à tisser. Souvent Grand-ma s'échappait et venait s'installer dans le coin du mur où elle pouvait voir Benjamin, son cousin. C'était le meilleur ouvrier de l'atelier, le plus rapide et celui qui entretenait le mieux son outil. Elle regardait mes mains aller et venir sur le métier. Elle ne comprenait pas le fonctionnement et pour cela elle le considérait comme un magicien. Le tissu damassé sortait du métier comme par enchantement. Souvent, en fin de journée, hypnotisée par les mouvements du mécanisme elle s'endormait assise dans son petit coin jusqu' au moment où sa mère venait la réveiller quand la journée de travail était terminée.
Un siècle plus tard, sa petite-fille rêvait et spectatrice replantait le décor, imaginait les visages, les bruits de l'atelier les rires des ouvrières et des enfants et les plaisanteries des tisserands. Elle entendit presque le bruit de la cloche qui lui annonçait qu'il était temps de déjeuner. Sortant de sa torpeur elle revint au soleil dans la clairière, s'assit sur une souche d'arbre et prit son déjeuner dans son sac de randonneur. Le silence reprit possession de l'atelier, les oiseaux continuèrent de chanter, le vent fit bruisser les feuilles des arbres et le torrent évita les godets de la roue à aubes.
Grand-ma avait rejoint les anges depuis plus de dix années et le cousin Benjamin s'était endormi pour toujours au champ d'honneur, du côté de Verdun, les mains couvertes de sang. L'atelier s'était éteint doucement pendant la Grande-Guerre, Le fils du patron avait disparu aux côtés du cousin Benjamin.
Mélodie