Les mains du tisserand.
J'avais à peine cinq ans quand mes parents m'ont vendue au patron de cet atelier de tissage. La première chose qui frappa la petite fille crasseuse que j'étais fut l'odeur âcre qui était à peine respirable, odeurs de laine et de teinture, odeurs de la poussière et de ces hommes et femmes qui suaient, silencieux, et qui sans cesse avaient leurs mains à l'ouvrage. Je n'étais pas la seule enfant, certains de deux ans mes aînés tissaient déjà, un très jeune garçon était chargé de récupérer tous les bouts de fil. A mon arrivée il ne me regarda pas, perdu dans des pensées que je ne connaîtrais jamais. On m'affecta près d'un homme déjà âgé, je devais trier le fil pour lui et le lui tendre dès qu'il en avait besoin, et en même temps je devais apprendre ses gestes. Le soir, je dormais sur une paillasse près des autres enfants, ils étaient très organisés déjà, et ne me firent que peu de place. Mais je survécus.
Je regardais les mains qui allaient, venaient, tiraient le fil, coupaient, revenaient sur le métier, repartaient. Il ne parlait jamais, m'ordonnait d'un coup d'œil ou de tête ce que j'avais à faire. Il ne souriait jamais non plus.
J'admirais sa dextérité, c'était le meilleur ouvrier de la fabrique, il mariait les couleurs dans des tissages toujours renouvelés, dans des arabesques, des ondulations, des ornements qui naissaient au gré de sa fantaisie et qui racontaient tant de légendes de notre grand pays. Je les écoutais, fascinée.
Le patron houspillait les autres, jamais mon tisserand; il passait à côté, regardait, poussait un soupir satisfait et s'en allait. Je ne sais pas si j'apprenais, mais je sais que ses mains furent mon paysage quotidien, douze heures, parfois quinze heures d'affilée.
J'étais là depuis une trentaine de jours quand le tisserand vint me chercher une nuit. Il avait repéré mon coin de repos, il me secoua légèrement, posant un doigt sur la bouche et je le suivis. Dehors, il m'enroula dans une couverture et m'emporta sur son dos comme un vieux sac. Je sais qu'il marcha longtemps, je me souviens d'avoir dormi au rythme régulier de son pas.
Il me déposa devant une maison blanche, dans un quartier riche, il frappa doucement à une porte latérale, on l'attendait sûrement car une femme vint ouvrir aussitôt. Elle me regarda à la lumière du hall, fit un signe d'acquiescement à mon tisserand, et il partit, me laissant à ce luxe et à mon anxiété.
Je fus choyée comme une princesse, on me lava, on me coiffa, on me revêtit de beaux atours, on me donna une chambre immense avec un lit moelleux. La femme s'appelait Madja, elle s'occuperait de moi pour l'instant. Mais d'abord il fallait que je fasse bonne impression, on me présenterait au maître de la maison le lendemain.
Du haut de mes cinq années je trouvai que le maître ressemblait à une grosse barrique rose. Il me fit tourner trois fois sur place, observa ma denture comme on le fait à un cheval. J'avais peur. Il rit de ma peur et je ne comprenais pas son dialecte.
- Ton mari a su trouver l'enfant idéale. Mes compatriotes arriveront dans une semaine, prépare-la, qu'elle apprenne l'anglais, c'est primordial.
Madja me traduisit ses propos. Je ne savais pas si je saurais apprendre une langue en si peu de temps. Mais je ne voulais pas décevoir, le lit était confortable, la nourriture excellente, pour le moment c'était l'essentiel pour l'enfant affamée et déshéritée que j'étais.
L'institutrice me harcela tous les jours pendant des heures, j'en regrettais le silence de mon tisserand, mais je progressais rapidement. Quand elle était satisfaite, elle me donnait une feuille et des crayons, et je dessinais.
Des mains.
Les mains du tisserand. Comme une obsession.
Ils arrivèrent.
La femme, toute en hauteur et maigreur, fut séduite par ma lourde toison noire et bouclée et mes grands yeux verts qui illuminaient mon visage brun. J'avais l'impression qu'elle était là pour choisir un chiot, et c'était un peu ça. Son époux rigide dans son uniforme colonial me toisa impassible mais je vis dans ses prunelles une petite lueur malicieuse.
Pendant qu'ils discutaient autour d'un verre de Brandy, je me concentrais sur mon dessin. Les mains du tisserand devenaient de plus en plus réelles malgré mes maladresses. Ma future mère adoptive se délecta de ce talent précoce. Je ferais un jour les beaux arts. J'eus presque pitié d'elle devant ses rêves fous. Ne savait-elle pas d'où je venais ? Dans ma petite tête, je révisais mes leçons de conduite, mes leçons d'anglais, je devais être conforme aux attentes pour sortir de la misère. Cela ressemblait à un conte, mais je restais sur la réserve. Privée d'amour, je n'avais jusque là été qu'une marionnette qu'on vendait aux plus offrants. A cinq ans j'avais accumulé une expérience bien lourde. Je me méfiais. Et avec le recul, je sais que je les ai bien déçus ces parents fortunés qui voulaient peut-être mon bonheur, mais au fond de moi, je ne pouvais m'empêcher de penser que j'étais là pour la décoration et pour faire valoir leur charitable générosité.
Cependant, elle a tenu sa promesse, j'ai pu suivre les beaux arts à Londres.
Ma consolation : je peins.
Des mains.
Polly