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4 mai 2008 7 04 /05 /mai /2008 06:43

 

Les mains du tisserand.

 

J'avais à peine cinq ans quand mes parents m'ont vendue au patron de cet atelier de tissage. La première chose qui frappa la petite fille crasseuse que j'étais fut l'odeur âcre qui était à peine respirable, odeurs de laine et de teinture, odeurs de la poussière et de ces hommes et femmes qui suaient, silencieux, et qui sans cesse avaient leurs mains à l'ouvrage. Je n'étais pas la seule enfant, certains de deux ans mes aînés tissaient déjà, un très jeune garçon était chargé de récupérer tous les bouts de fil. A mon arrivée il ne me regarda pas, perdu dans des pensées que je ne connaîtrais jamais. On m'affecta près d'un homme déjà âgé, je devais trier le fil pour lui et le lui tendre dès qu'il en avait besoin, et en même temps je devais apprendre ses gestes. Le soir, je dormais sur une paillasse près des autres enfants, ils étaient très organisés déjà, et ne me firent que peu de place. Mais je survécus.

Je regardais les mains qui allaient, venaient, tiraient le fil, coupaient, revenaient sur le métier, repartaient. Il ne parlait jamais, m'ordonnait d'un coup d'œil ou de tête ce que j'avais à faire. Il ne souriait jamais non plus.

J'admirais sa dextérité, c'était le meilleur ouvrier de la fabrique, il mariait les couleurs dans des tissages toujours renouvelés, dans des arabesques, des ondulations, des ornements qui naissaient au gré de sa fantaisie et qui racontaient tant de légendes de notre grand pays. Je les écoutais, fascinée.

Le patron houspillait les autres, jamais mon tisserand; il passait à côté, regardait, poussait un soupir satisfait et s'en allait. Je ne sais pas si j'apprenais, mais je sais que ses mains furent mon paysage quotidien, douze heures, parfois quinze heures d'affilée.

J'étais là depuis une trentaine de jours quand le tisserand vint me chercher une nuit. Il avait repéré mon coin de repos, il me secoua légèrement, posant un doigt sur la bouche et je le suivis. Dehors, il m'enroula dans une couverture et m'emporta sur son dos comme un vieux sac. Je sais qu'il marcha longtemps, je me souviens d'avoir dormi au rythme régulier de son pas.

Il me déposa devant une maison blanche, dans un quartier riche, il frappa doucement à une porte latérale, on l'attendait sûrement car une femme vint ouvrir aussitôt. Elle me regarda à la lumière du hall, fit un signe d'acquiescement à mon tisserand, et il partit, me laissant à ce luxe et à mon anxiété.

Je fus choyée comme une princesse, on me lava, on me coiffa, on me revêtit de beaux atours, on me donna une chambre immense avec un lit moelleux. La femme s'appelait Madja, elle s'occuperait de moi pour l'instant. Mais d'abord il fallait que je fasse bonne impression, on me présenterait au maître de la maison le lendemain.

Du haut de mes cinq années je trouvai que le maître ressemblait à une grosse barrique rose. Il me fit tourner trois fois sur place, observa ma denture comme on le fait à un cheval. J'avais peur. Il rit de ma peur et je ne comprenais pas son dialecte.

-          Ton mari a su trouver l'enfant idéale. Mes compatriotes arriveront dans une semaine, prépare-la, qu'elle apprenne l'anglais, c'est primordial.

Madja me traduisit ses propos. Je ne savais pas si je saurais apprendre une langue en si peu de temps. Mais je ne voulais pas décevoir, le lit était confortable, la nourriture excellente, pour le moment c'était l'essentiel pour l'enfant affamée et déshéritée que j'étais.

L'institutrice me harcela tous les jours pendant des heures, j'en regrettais le silence de mon tisserand, mais je progressais rapidement. Quand elle était satisfaite, elle me donnait une feuille et des crayons, et je dessinais.

Des mains.

Les mains du tisserand. Comme une obsession.

Ils arrivèrent.

La femme, toute en hauteur et maigreur, fut séduite par ma lourde toison noire et bouclée et mes grands yeux verts qui illuminaient mon visage brun. J'avais l'impression qu'elle était là pour choisir un chiot, et c'était un peu ça. Son époux rigide dans son uniforme colonial me toisa impassible mais je vis dans ses prunelles une petite lueur malicieuse.

Pendant qu'ils discutaient autour d'un verre de Brandy, je me concentrais sur mon dessin. Les mains du tisserand devenaient de plus en plus réelles malgré mes maladresses. Ma future mère adoptive se délecta de ce talent précoce. Je ferais un jour les beaux arts. J'eus presque pitié d'elle devant ses rêves fous. Ne savait-elle pas d'où je venais ? Dans ma petite tête, je révisais mes leçons de conduite, mes leçons d'anglais, je devais être conforme aux attentes pour sortir de la misère. Cela ressemblait à un conte, mais je restais sur la réserve. Privée d'amour, je n'avais jusque là été qu'une marionnette qu'on vendait aux plus offrants. A cinq ans j'avais accumulé une expérience bien lourde. Je me méfiais. Et avec le recul, je sais que je les ai bien déçus ces parents fortunés qui voulaient peut-être mon bonheur, mais au fond de moi, je ne pouvais m'empêcher de penser que j'étais là pour la décoration et pour faire valoir leur charitable générosité.

Cependant, elle a tenu sa promesse, j'ai pu suivre les beaux arts à Londres.

Ma consolation : je peins.

Des mains.

 

Polly


http://mpolly.over-blog.com

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commentaires

E
Oui, on ressent beaucoup d'émotions en te lisant.
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O
J'ai trouvé ton texte poignant;j'avoue que je l'ai lu en ayant l'impression d'oublier de respirer!
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L
Je ne peux tout relire, j'ai laissé un commentaire sur ton blog, mais peindre avec ses mains , c'est superbe, c'est tout un art et un plaisir ,moins difficile quand on a don et envie ,que les mains avec lesquelles tu tissais
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I
Bien le bonjour !<br /> <br /> Le tisserand silencieux et protecteur est touchant, et la petite fille pauvre mais riche de son talent fait preuve d'une grande capacité d'adaptation. On sent toute sa tristesse, la blessure due au manque d'amour. On a envie de l'accueillir chez soi cette petite fille. Une vie aisée ne l'a finalement pas rendue plus heureuse, mais elle a quand même une consolation... qui doit bien lui donner une petite part de bonheur.<br /> <br /> Je suis frustrée que ton texte ne soit pas plus long... <br /> Merci du partage.
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J
très beau texte, ma Chère Polly<br /> très émouvant<br /> et qui se termine bien...<br /> c'est si rare les histoires qui ont une fin heureuse de nos jours...<br /> sauf dans les contes de fées...<br /> bises amicales<br /> jean-marie
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A
houla, aurions nous des critiques littéraires dans notre petite fabrique? voilà qui va me stresser deux fois plus!<br /> Curieusement, plus que la petite fille, c'est le tisserand qui m'a émue, son silence, ses mains qui pensent presque pour lui et cette grande habileté qui force le respect! pas de mots perdus ou inutiles, juste les mains et le regard!
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P
Une histoire forte, douce et amère comme un carreau de chocolat à 80% de cacao<br /> La pauvreté dont elle est tirée et une certaine ingratitude qui lui fait suite. Cette enfant aurait-elle état plus heureuse si elle était rester dans la fabrique ?... je ne le crois pas. Les parents adoptifs avaient-ils d'autres raisosn que la simple envie d'adopter, sans doute c'est le cas de tout parent même biologique....
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P
Tu as raison pour la structure dont je ne suis guère satisfaite, la brièveté étant toujours contraignante, mais pas sur le langage, c'est un langage adulte, pas celui d'un enfant.
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K
Salutations à toi polly,<br /> <br /> J'ai trouvé le thème du texte intéressant, le forme "nouvelle" du texte me plaît beaucoup, l'aspect "évolution du personnage" est toujours motivant mais je le trouve trop peu développé ici : je pense que le texte aurait gagné à être plus long, surtout sur les 2 familles et en particulier la dernière et la personnalité des parents.<br /> <br /> Après cela donne aussi un aspect "avance rapide" qui montre la déshumanisation de cette vie... Cependant, au vu du thème choisi, j'ai un peu l'impression d'un goût d'inachevé : ça commence bien avec le personnage du tisserand assez travaillé et charismatique, la coupure avec la vente à la première famille est bien faite et on abandonne le tisserand. Puis la suite est moins développée alors que je m'attendais à plus de "profondeur"...<br /> <br /> Sinon j'aime bien la toute fin , obsessionnelle de surcroît (et dieu sait que c'est dur de trouver une bonne fin !) ; par contre j'aurais choisi sur un langage plus adulte à la fin pour montrer que le personnage a beaucoup grandi, surtout si elle est aux beaux arts ! ("Et avec le recul, je sais que je les ai bien déçus ces parents fortunés qui voulaient peut-être mon bonheur, mais au fond de moi, je ne pouvais m'empêcher de penser que j'étais là pour la décoration et pour faire valoir leur charitable générosité." est la phrase à laquelle je pense en particulier). Un marquage plus poussé de son évolution et de son regard sur son passé aurait collé au ton réaliste de ta nouvelle.<br /> <br /> En tous cas même si je critique, j'applaudis l'exercice, qui m'a donné des idées ; en espérant te relire bientôt et merci de faire vivre cette communauté,<br /> Koroffstrogov
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B
une belle histoire, tellement bien racontée, qu'on croirait que tu l'as vécue...
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P
Non, ce n'est pas autobiographique... mais des expériences semblables, il en est plein. <br /> Comment on résiste quand nos propres parents nous vendent?<br /> <br /> merci Melly de tes passages sur tous les textes, j'espère que les petits pieds vont bien. Propose donc une consigne sur les pieds. J'attends. ;)<br /> Bise
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M
euh...c'est une histoire vraie ?<br /> "ton" histoire ?<br /> <br /> un goût amer d'etre adoptée l'enfant du texte ?<br /> <br /> quand les enfants sont arrachés à leur milieu, déjà "grands", ça peut en effet leur laisser un goût très amer, même s'ils vivaient dans la misère !<br /> lire le livre de la jeune fille "dis merci....tu as la chance d'etre adoptée" - ils perdent en effet leurs habitudes, leurs odeurs, leur entourage, et cela peut les traumatiser vraiment !<br /> bon dimanche
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