C'est en tissant...
Il sera encore tard quand je quitterai l'atelier ce soir... Il paraît que la demande est forte. C'est le Boss qui nous a expliqué ça, une énième fois, mardi dernier, alors que nous commencions à nous plaindre de ne plus voir maris, femmes et enfants. A dire vrai, je ne les compte plus, les excuses qu'il trouve pour nous faire accepter l'idée de rester plus tard, sans compensations, avec la seule pression de perdre notre emploi en cas de rébellion.
Si ce n'est pas la forte demande, c'est la conjoncture économique... Et si ce n'est pas ça, c'est la qualité du fil exceptionnelle qu'il faut se dépêcher de vendre... Ou alors, la préparation de la venue d'un futur "gros" client...
Il n'en a même pas forcément besoin de ses excuses mais il faut bien trouver une raison... Moi cela fait déjà trop longtemps que je suis là à tisser de mes mains tout ces habits, ces drapeaux et autres je-ne-sais quels machins... Ca me passe au-dessus...
En fait, toute ma vie est mon métier, 15 heures par jour de tissage assidu... Mon geste est devenu habile mais mes mains sont meurtries. Elles n'ont plus d'empreintes, plus de marques ; elles sont devenues au gré des années râpeuses, impersonnelles. On dirait même qu'elles s'effilochent. De cette idée je n'ose plus toucher ma femme avec, ni même mes enfants, craignant qu'ils remarquent cela.
Mes mains ne m'appartiennent même pas en fin de compte : au bout de 20 ans, on comprend des choses, on tisse sa toile...Elles, elles sont vouées à mon métier de misère, d'automatismes béants... Le travail à la chaîne : on prend un modèle le matin et on est lancé ; s'enchainent alors les mêmes séries gestuelles idiotes... Le regard se fait flou, le cerveau est en auto... On ne pense pas vraiment, on tourne en rond, on relance. Peu à peu, on perd le fil...
Il est tard et je quitte l'atelier. Je mets ma veste lentement sur mes épaules, tout mon corps est endolori des efforts de la journée et le contact de ma peau avec le coton râpé me fait mal... J'en pleurerai presque. Je commence à marcher quand j'entends qu'on m'appelle : le Boss ! Grand, fin comme une aiguille, une tête énorme de démonté, il s'approche de moi rapidement un peu essoufflé... Son visage n'annonce rien de bon.
« - J'ai commencé la revue de ton travail, me dit-il d'un ton parfaitement neutre, sans vraiment me regarder, il y a beaucoup de mailles ratées.
- Heu... »
En fait, je ne sais pas quoi répondre. En vingt ans, c'est la première fois qu'on trouve à redire à mon travail.
« - Je sais pas quoi dire... Tu me montres ?
- Suis-moi. »
Tout cela est étrange et je me sens de moins en moins bien... On retourne à l'atelier tous deux d'un pas calme, sans un mot. Il marche devant, ne complète pas ses remarques ; je suis derrière, j'en ai marre, j'ai envie de rentrer.
« - Regarde ! Là ! Et là ! »
Le ton est devenu plus agressif, comme si la vision de mes ouvrages avait réveillé toute son animosité... Je ne regarde même pas mon travail, je l'observe, lui, montant en puissance et s'énervant contre moi... Il me regarde cherchant une approbation ou des excuses, je jette un rapide coup d'œil sur les corsets... Tiens, je viens seulement de remarquer que ce sont des corsets que j'ai fabriqué toute la journée...
« -Et surtout, d'où t'es venu cette idée d'utiliser du fil rouge, toi c'était les blancs que tu devais faire, regarde ta feuille ! Là ! Ici ! J'avais même pas remarqué que tu t'étais trompé sur ça, même sur ça tu t'es trompé »
Du fil rouge ? J'entends alors un écoulement, je ressens un écoulement le long de mes bras... Non ! Dans mes bras... Je regarde ma veste, le col est teinté d'un rouge imprégné... Et c'est là que je les vois, mes mains... Se vidant lentement de mon sang... Je ne ressens même pas la chaleur de celui-ci, ni son contact... La tête me tourne et l'autre en train de hurler, jetant sur moi mes corsets ratés, sans daigner me regarder. Je m'écroule lentement sur mon métier à tisser.
Il était très tard quand j'ai quitté l'atelier. Affolé qu'il était par peur que la police apprenne l'existence de l'atelier, conjugué à un sentiment de culpabilité bizarre, le Boss a lesté mon corps avec des contrepoids de réserve qu'on utilise pour nos machines, puis m'a jeté dans le fleuve en pleine nuit. Il a pas eu beaucoup à marcher... Moi au fond du fleuve, je n'attends plus trop rien, c'est fini pour moi, tout est drapé de rouge, de bleu, de noir...
Quelques mois plus tard, Je suis remonté à la surface, et c'est seulement là que je me suis rendu compte que, au moins, je n'avais plus mal aux mains...
Koroffstrogov