Il était une fois
L'inébranlable amour que se sont toujours voués mes parents qui se sont connus à
quatorze ans dans une salle de bal, a toujours été bercé par leur passion de la danse.
Aussi, lorsque je fus en âge de rester sagement assise sur une chaise, ils envisagèrent de reprendre cette activité en m'emmenant avec eux chaque dimanche après-midi,
dans un café-dancing en Belgique à l'ambiance très familiale
et dont l'âge moyen de ses habitués devait avoisiner la soixantaine.
Si j'ai suivi avec intérêt au début, le mécanisme de cet orchestre-automate qui fonctionnait à l'aide de cartes perforées, je dois dire qu'au bout de quelques mois,
je commençai à me lasser, en sirotant mon soda.
Fort heureusement, d'autres familles semblables à la mienne y vinrent également,
ce qui me permit de me lier d'amitié avec quelques filles de mon âge,
avec lesquelles je pus moi aussi danser.
Les années passèrent ainsi,
stupéfiantes de monotonie et d'habitudes jusqu'à l'aube de mes quinze ans,
où il est entré dans le dancing.
Je ne pus détacher mon regard de la silhouette altière de ce garçon,
qui s'en aperçut et me gratifia d'un sourire... à tomber par terre.
Si je gardais un calme apparent, assise sur mon siège,
un tumulte intérieur faisait voler en tous sens tous les a-priori que j'avais à l'époque pour la gente masculine de ma génération, et je n'avais plus qu'une seule envie : qu'il m'invite.
Ce qu'il fit, après quelques minutes qui me parurent des heures, et je me jetai littéralement dans ses bras, sous l'œil protecteur de mon papa,
qui n'avait pas manqué d'observer mon trouble.
La chose ne s'atténua pas loin de là, puisqu'il dansait comme un Dieu et je priais silencieusement pour que la musique ne n'arrêtât pas.
Ce fut pourtant le cas mais il ne me lâcha pas pour autant et nous enchaînâmes tangos, valses, salsas et slows tout en échangeant quelques présentations d'usage,
jusqu'à se laisser aller à quelques confidences.
C'est ainsi que j'appris que bien que paraissant beaucoup plus que son âge,
il n'était en fait que d'un an mon aîné, et qu'il avait une admiration sans borne
pour la chanteuse Joëlle du groupe mythique de l'époque "Il était une fois",
parce qu'elle était blonde, jolie, fine avec de longues jambes.
Inutile de vous dire que s'opéra immédiatement dans ma tête une comparaison
entre elle et moi.
Pour les cheveux longs et blonds, pas de problème, et le temps n'ayant pas encore fait son œuvre ma taille n'avait alors, rien à envier à celle de l'artiste.
Pour ce qui était des longues jambes je mesurais très vite l'étendue de mon problème
avec mon mètre soixante, que je déplorais d'autant plus que lui,
devait bien avoir vingt-cinq centimètres de plus que moi.
Le temps passa très vite et, désappointée je dus me résoudre à suivre mes parents pour un retour à la maison non sans un dernier slow durant lequel il promit de revenir la semaine suivante,
et me dit cette phrase mémorable :
"dommage que tu sois si petite, parce que je t'aurai bien volontiers pris la bouche avant de te quitter".
Il avait du entendre cette réplique dans un film en se jurant de la recaser à l'occasion,
c'était fait et moi j'avoue avoir à cet instant, maudit la nature qui m'avait ainsi dotée de si courtes pattes et me privait du baiser de mon prince.
Les sept jours qui suivirent furent à la fois interminables et rapides.
Mon journal "Podium" entre les mains, je passai mon temps à chercher le moyen de ressembler le plus possible à l'icône de mon bien-aimé.
Je tannai donc maman de me confectionner un jean blanc à pattes d'éléphant, très branché à l'époque, ainsi qu'un chemisier ultra-cintré pour mettre en valeur la finesse de ma taille,
ce qu'elle fit de bonne grâce, consciente que sa fille, amoureuse,
souhaitait renouveler sa garde-robe.
Je l'entraînais finalement chez le marchand de chaussures où elle me fit cette immense joie que d'accepter l'achat d'une paire de nu-pieds à semelles compensées, le summum de la mode de cet été-là : cinq centimètres de semelle et quinze de talon.
Le week-end arriva finalement... et lui aussi !
Je me souviendrai longtemps du point d'interrogation dans ses yeux lorsque je fus dans ses bras et
que je logeai naturellement ma tête dans le creux de son cou pour m'enivrer de son eau de toilette.
Il ne posa pas de question, et blottis l'un contre l'autre, nous ondulâmes longtemps au son du crin-crin de l'accordéon mécanique jusqu'à ce que, hors du champs de vision de mes parents il déposa sur mes lèvres ce baiser qui devait déchaîner au creux de mes reins un courant électrique jamais encore ressenti et que je n'ai jamais pu oublier.
Notre idylle dura le temps que les enfants sont capables de croire aux contes de fées,
mais je dois avouer que certaines nuits,
j'ai encore rêvé d'elle...
Claudie Becques