Qui veut voyager loin ménage sa monture.
Il marmonne, assis sur son banc. Ou plutôt il discute doucement avec lui-même. Il porte une casquette à chevrons gris et noirs, un long manteau de laine, et entre ses jambes une canne noueuse rythme ses palabres.
Il est si âgé déjà, mais son regard pétille encore des joies qu’il aperçoit plus loin : les rires des enfants, et les mères attentives, un pigeon qui picore tout près de ses pieds, un rossignol amoureux qui s’égosille, les teintes du feuillage moirées par l’automne approchant. La journée est fraîche, un petit vent se lève et s’amuse avec les jupes des filles qui séduisent des adolescents enfiévrés. Il rit.
Il est si vieux quand on passe à côté sans le voir. Mais si on s’attarde sur son visage raviné par le temps, (mais qui regarde les vieillards ?) son sourire rayonne. Une jeune fille s’approche, des livres sous le bras, elle s’assoit à ses côtés. Ils se saluent comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Ils échangent des propos tranquilles, elle lui tend un livre dont il caresse d’un geste doux la tranche, il l’ouvre et lit. Cette page, il n’a pas besoin de la lire, il la récite avec saveur. Elle lui pose des questions, cela se devine par les sourcils levés et l’attente. Il réfléchit avant de répondre, elle s’impatiente parfois un peu mais se raisonne car le petit mouvement des jambes fébriles cesse. Il cesse surtout lorsqu’il parle. Elle est dans l’écoute, les grands yeux bruns élargis par ce qu’elle entend.
Peu à peu la soirée s’installe, la jeune fille se lève, le salue et s’éloigne, puis comme à regret revient vers lui. Il est debout déjà, et il se tient bien droit, appuyé sur sa canne. Elle l’accompagne jusqu’au large portail doré.
- Comment faites-vous ? demande-t-elle, Vous avez quatre vingt quinze ans, et une mémoire d’éléphant, vous êtes si passionné, si jeune d’esprit. Vous venez de publier votre dernier roman. Si je ne vous connaissais pas, je n’y croirais pas !
- Oh ! Si vous saviez comme j’ai perdu ! Mais c’est normal, bientôt l’heure sonnera où la monture trop fatiguée ne servira plus. En attendant j’entretiens la petite flamme qui demeure, et souvenez-vous Estelle de ce que dit Montaigne…
- Qui veut voyager loin ménage sa monture.
Ils se quittent sur ces mots, il s’engage sur le passage piéton pendant qu’elle s’éloigne sur le trottoir, mais ils se retournent en même temps pour un dernier regard. Il sourit largement, elle agite la main légèrement.